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PERFORMANCE, art

Performance et technologie : la question de l'aura

On se rappelle la définition que donnait, en 1936, W. Benjamin de l'aura : « l'apparition unique d'un lointain, si proche soit-il ». L'aura qualifiait la présence (ou l'absence, ou la présence-absence) de l'œuvre en tant que sacrée ou liturgique, ou mieux cultuelle : ce qui à la fois nous fascine en elle, et la rend « inapprochable par essence ». Une statue de Vénus, par exemple, fait l'objet d'un culte chez les Grecs ; le Moyen Âge la rejette comme une idole. Ce qu'ont de commun les deux attitudes, c'est de reconnaître la valeur – transhistorique en apparence, historique en réalité – de 1'« unicité » de l'œuvre. Cette valeur – son aura – se perd dès lors que les cultes s'effondrent ; elle ne se maintient à l'époque de la naissance de la première technique révolutionnaire de reproduction – la photographie – que par un sursaut théologique, le ressac de 1'« art pour l'art ». Contre « l'émancipation de l'œuvre d'art par rapport à l'existence parasitaire que lui imposait son rôle rituel », dit Benjamin, la seule parade est en effet celle de la théologie négative : assumer la prétendue « pureté » de l'art – c'est-à-dire le rattacher, à la façon de Mallarmé, au Néant. La technologie reproductrice annihile la valeur d'unicité : il n'y a plus d'originaux. L'art devient alors un exposant de la politique.

Le théoricien belge Thierry de Duve, qui participait au colloque de Montréal dont nous avons parlé plus haut, a proposé une théorie générale de la performance qui tient compte de cette dérive, et sur laquelle il nous paraît indispensable d'épiloguer. Pour comprendre le destin de l'aura, dit-il en substance, il faut la rattacher à ces dimensions premières de la présence que sont l'espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité selon Kant. Dire par exemple que l'espace constitue une forme a priori de la sensibilité musicale, c'est affirmer que, « si par hypothèse on vidait la musique de toute qualité sensible qui la particularise, il resterait toujours la forme pure de l'espace comme dimension préalable à toute existence d'un phénomène sonore quelconque » (Francis Bayer) : l'aura, c'est cette rémanence et cette permanence de la condition a priori de la présence sensible en général, qui à la fois innerve l'œuvre et lui est sous-jacente, donc paraît devoir être appelée, le cas échéant, à lui survivre. Mais le modernisme constate la précarité de cette éventuelle survie, et il en fait même son deuil : impossible, désormais, de « vider » l'œuvre « de toute qualité sensible » sans l'aliéner en tant qu'œuvre, comme l'énonce Thierry de Duve, « l'aura ne prend son sens, dans le texte de Benjamin, que du phénomène, tout à fait historique celui-là, de sa liquidation sous l'effet de la reproductibilité photographique des œuvres d'art ». Dès lors, la présence devient « lieu – ou le non-lieu – de son contraire ». Parce que la modernité a cessé d'avoir confiance dans la pérennité des formes a priori de la sensibilité, elle se jette à corps perdu, avec le théâtre de l'absurde ou la philosophie de Derrida, dans le ressassement de l'impossibilité de la présence. « De l'obsession simultanéiste chez tant de peintres au début du siècle à l'exaltation de l'action painting, de la page blanche des symbolistes à l'attente en points de suspension du théâtre dit de l'absurde, on trouve quantité de variantes de ce modernisme caractérisé, pourrait-on dire, par un kantisme négatif : ces arts sont critiques et autoréflexifs, mais tout se passe comme s'ils cherchaient à établir, au titre de l'expérience esthétique ultime, non leurs conditions de possibilité, mais d'impossibilité, non le nom, mais l'innommable. » Les performances du premier [...]

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Écrit par

  • : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII

Classification

Pour citer cet article

Daniel CHARLES. PERFORMANCE, art [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

John Cage - crédits : H V Drees/ Hulton Archive/ Getty Images

John Cage

Autres références

  • ABDESSEMED ADEL (1971- )

    • Écrit par Giovanni CARERI
    • 989 mots
    ...des nombreuses collections publiques et privées. Abdessemed utilise le dessin, la sculpture, la photographie et la vidéo, filmant parfois ses propres performances comme, par exemple, dans Chrysalide, ça tient à trois fils (1999), où il défait la burqa en laine noire qui couvre entièrement le corps...
  • ABRAMOVIC MARINA (1946- )

    • Écrit par Bénédicte RAMADE
    • 634 mots

    Marina Abramovic née à Belgrade (Serbie) s'est imposée depuis les années 1970 comme l'une des références du body art aux côtés des américains Vito Acconci et Chris Burden. Ses performances parfois extrêmes, documentées par des photographies en noir et blanc commentées, sont restées...

  • ACCONCI VITO (1940-2017)

    • Écrit par Jacinto LAGEIRA
    • 1 073 mots

    Artiste protéiforme, Vito Acconci s'est d'abord consacré à la « poésie concrète », à la photographie et aux performances pour se tourner ensuite vers la vidéo. Chez lui, cette dernière est essentiellement constituée par la mise en scène du corps, tant dans le rapport au langage que dans le rapport...

  • ACTIONNISME VIENNOIS

    • Écrit par Matthias SCHÄFER
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    Né sur les ruines de la politique conservatrice et étouffante que la bourgeoisie puis le régime nazi avaient établie en Autriche, l'actionnisme viennois, en allemand : Wiener Aktionismus (1960-1971), a renoué avec l'esprit provocateur des premières années de l'expressionnisme autrichien (Oskar...

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