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VOIX, esthétique

La voix, premier des instruments, permet à la pensée de se muer en structures chantées ou parlées. Les vibrations se propagent dans l'air, porteuses d'un sens et même d'un « devenir ». Cependant, si le « surgissement explosif », dont parle Nietzsche, n'est pas suffisamment contrôlé, une souffrance indicible envahit le chanteur : celui-ci a l'impression de trahir ce qu'il doit traduire. Les techniques vocales, qui jouissent d'un grand prestige auprès des néophytes, remédient à cet inconvénient. Elles maîtrisent la respiration, l'émission, l'articulation, l'intensité des sons ; elles font prendre conscience de la différence entre le temps musical et la durée psychologique ; elles mettent en équilibre la voix et l'orchestre.

Il est convenu de distinguer le chant sacré du chant profane. Par un « doux murmure » – suprême contradiction –, le chant sacré incarne la puissance du verbe, et c'est pourquoi Marcel Beaufils affirme que « la faute contre le verbe est la première des fautes contre l'esprit ». Le chant profane, lui, donne vie au monde des passions, aux rires et aux larmes, en un mot à ce que l'on nomme « opéra ». Dans d'autres civilisations, la voix de l'aède ou du barde rend présents des faits historiques ou légendaires, celle des pleureuses accompagne les cérémonies funéraires et celle de l'aimé chante l'aimée.

Tradition occidentale

Qualité ou quantité

Les conceptions les plus anciennes se réfèrent à un univers acoustique, c'est-à-dire à un univers dont les éléments sont porteurs de sons et de rythmes. Alors que, selon le Veda, « le monde éclata comme un cri », le logos grec ainsi que le « Et Dieu dit » – wayomer – de la Genèse proclament l'unité vibratoire. Tout est sons, rythmes, rires, sourires ou plaintes, et celui qu'Olivier Messiaen nomme « le chantre sensuel de Dieu » recrée, en dehors de toute interprétation subjective, la cosmogonie sonore. La vocifération du Prophète restaure la Parole perdue. Le mugissement du yogi et l'appel lancé du haut du minaret par le muezzin font écho à la clameur sans laquelle le monde n'eût point jailli du « néant de la caverne ».

Dans cette perspective traditionnelle, la voix constitue un « potentiel de forces » et sert à entrer en contact avec la « substance acoustique ». Elle facilite la communication entre les règnes – l'humain, l'animal, le végétal. La voix « juste » du chaman – médecin-guérisseur-prêtre – produit l'identité vibratoire et, au cours du rite, tantôt déterminée, tantôt indéterminée, elle accompagne la métamorphose. Citons un fait : en 1553, pour que l'enfant à naître ne fût pas « rechigné » (en vieux français : de mauvaise humeur), une dame de la cour exécutait tous les matins un air, paraît-il, opportun. Le résultat ne fut pas négligeable, puisque celui qui devint plus tard Henri IV ne se départit jamais de sa jovialité. Ainsi le carmen, ou chant magique, établit des correspondances secrètes. Il saisit l'insaisissable et apaise les monstres intérieurs. Le mot « incantation » ne vient-il pas d'in-cantare qui signifie chanter dedans, prononcer des formules, insuffler ? L'enchantement a lieu dans le clair-obscur, sans éclats de voix, d'une façon impersonnelle, et les rythmes auxquels l'objet ne demeure pas insensible confèrent à celui-ci « une mystérieuse présence ».

Au Moyen Âge, la multiplication des maîtrises ne nuit pas à la permanence des principes fondés sur la spontanéité. L'enfant apprend à traduire en sons les impulsions du cœur, et cette expression libératrice a valeur éducative. Le travail de la voix avant la mue ne doit donc pas être minimisé : il procure la qualité et la souplesse. À cet âge, la personnalité vocale se dessine, surtout[...]

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Écrit par

  • : musicologue
  • : directeur de recherche au C.N.R.S., président et directeur des études du Centre des études de musique orientale

Classification

Pour citer cet article

Jacques PORTE et TRAN VAN KHÊ. VOIX, esthétique [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Enrico Caruso - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Enrico Caruso

Jussi Björling - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Jussi Björling

Autres références

  • ACTEUR

    • Écrit par Dominique PAQUET
    • 6 815 mots
    • 2 médias
    La mimésis ( imitation) de l'acteur consistera donc en l'imitation d'actions au moyen de techniques éprouvées : « L'action consiste dans l'usage de la voix, comment il faut s'en servir pour chaque passion, c'est-à-dire quand il faut prendre la forte, la faible et la moyenne, et comment employer...
  • ALTO, voix

    • Écrit par Pierre-Paul LACAS
    • 164 mots

    Voix de femme ou d'enfant qui occupe la plus basse tessiture. Depuis le xixe siècle, celle-ci s'étend du sol 2 au mi 4 ; certaines altistes descendent jusqu'au mi 3. Alto désigne également la partie qui se voit confier la mélodie possédant le même ambitus ; c'est cette partie...

  • ANDERSON MARIAN (1897-1993)

    • Écrit par Pierre BRETON
    • 1 248 mots
    • 1 média
    Il faut écouter cette voix singulière, monumentale, habitée par la grâce, dans des negro spirituals – qu'elle chante avec le même engagement intérieur que Mahalia Jackson –, dans des airs ou des lieder de Bach, Alessandro Scarlatti, Haendel, Schubert, Schumann, Brahms, Saint-Saëns, Verdi, ...
  • ARRANGEURS DE LA CHANSON FRANÇAISE

    • Écrit par Serge ELHAÏK
    • 7 929 mots
    • 3 médias
    ...musicaux vont arranger et accompagner ces talents naissants ou des artistes confirmés comme Charles Aznavour. À partir des années 1960, l’orchestre et la voix du chanteur sont enregistrés séparément. Auparavant, chanteur et musiciens étaient présents ensemble en studio et des artistes comme Jacques Brel,...
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Voir aussi