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TRIBU

Tentative de bilan

Crise d'un concept ou crise des fondements empiriques de l'anthropologie ?

Ainsi, au terme de l'effort le plus soutenu qu'on ait déployé depuis longtemps en anthropologie pour redéfinir et utiliser efficacement le concept de « tribu », on aboutit à un résultat très largement négatif. La classe des sociétés tribales se retrouve fendue en deux, et, de chaque côté d'une ligne de partage dont la nature et l'origine restent obscures, se regroupent d'une part les sociétés segmentaires acéphales et de l'autre les sociétés à chefferies. Les différences structurales entre ces sociétés l'emportent sur les ressemblances, en nombre et en importance, et en ce sens la tentative de Sahlins en 1968 de rassembler sous une seule catégorie ces deux groupes de sociétés qu'il distinguait et opposait en 1961 est un échec. Cet échec confirme d'ailleurs les résultats des comparaisons statistiques de Cohen et Schlegel qui, utilisant les procédures mathématiques d'analyse régressive de la covariance de variables multiples établies par Fischer, concluaient en 1967 qu'il n'y avait pas de « support solide à l'idée de l'existence d'un stade social unifié entre les bandes de chasseurs-collecteurs et les sociétés étatiques ». Il est probable qu'une analyse structurale minutieuse des systèmes économiques de toutes les sociétés tribales ferait découvrir l'existence d'un plus grand nombre de modes de production au sein de ces deux catégories de sociétés et bouleverserait en retour cette classification trop sommaire.

Fendue dans son milieu, la classe des sociétés « tribales » est par ailleurs à peine distincte, sur ses bords, des deux autres catégories de sociétés auxquelles on l'oppose, les « bandes » de chasseurs-collecteurs d'une part, les sociétés « étatiques » de l'autre ; Herbert Lewis et Morton Fried ont montré avec raison que les critères retenus par Sahlins et Service pour définir les sociétés tribales acéphales segmentaires ne les différencient pas véritablement des sociétés dites de « bande » auxquelles ces derniers les opposent. Par ailleurs, loin d'être radicalement et universellement incompatible avec l'existence des sociétés tribales, un État-empire consolide bien souvent les chefferies et les tribus qu'il domine ; parfois même, il les crée de toutes pièces. Mais il ne faut pas pour autant, comme le font Fried ou E. Colson, conclure de ces processus, vérifiés hier encore par la pratique des puissances coloniales européennes, que tribus et chefferies furent toujours et exclusivement des formations sociales secondaires, des sous-produits des procès de formation des sociétés étatiques.

En définitive, il semble que le concept de société tribale désigne un petit groupe de traits visibles du fonctionnement de nombreuses sociétés « primitives », à savoir le caractère « segmentaire » des unités socio-économiques élémentaires qui les constituent, le caractère réel ou apparent de « groupes de parenté » de ces unités socio-économiques et le caractère « multifonctionnel » de ces rapports de parenté. Le vague de ces critères est tel qu'on peut appliquer ce concept à un nombre immense de sociétés primitives qui se juxtaposent en vastes « congères » aux limites imprécises. Par ailleurs, ce qui frappe dans l'histoire de ce concept, c'est qu'il a peu varié dans son fond depuis Morgan (1877) alors que les multiples découvertes sur le terrain, faites depuis, en aggravaient et en accusaient de plus en plus l'imprécision et les difficultés. De son contenu a disparu, par une sorte d'effondrement interne, ce qui était directement rattaché aux conceptions spéculatives de Morgan, par exemple l'idée d'un ordre nécessaire de succession des systèmes matrilinéaires de parenté puis des systèmes patrilinéaires, conceptions désormais[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études de classe exceptionnelle à l'École des hautes études en sciences sociales

Classification

Pour citer cet article

Maurice GODELIER. TRIBU [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Enfants-soldats au Soudan - crédits : John Downing/ Getty Images

Enfants-soldats au Soudan

Société lignagère : organisation politique territoriale et parenté - crédits : Encyclopædia Universalis France

Société lignagère : organisation politique territoriale et parenté

Chefferie polynésienne : organisation politique territoriale et parenté - crédits : Encyclopædia Universalis France

Chefferie polynésienne : organisation politique territoriale et parenté

Autres références

  • AMÉRINDIENS - Amérique du Nord

    • Écrit par Marie-Pierre BOUSQUET, Universalis, Roger RENAUD
    • 10 380 mots
    • 6 médias
    Le territoire n'est propriété ni des membres ni même de la tribu, il a sa propre vérité ; les Indiens n'ont pas disputé aux Européens le droit de s'installer, les ont même aidés. Le territoire est chair de la tribu, il la crée. En vivant avec ce qui l'entoure, en être autonome et responsable, l'être...
  • BÉLOUTCHES ou BALOUTCHES

    • Écrit par Jean-Charles BLANC
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    On trouve des Béloutches (appelés aussi Baloutches) au Pakistan, en Afghanistan, en Iran, dans les républiques d'Asie centrale, en Inde et dans les émirats du golfe arabo-persique. C'est au Béloutchistan pakistanais et iranien que vivent les plus importantes communautés béloutches....

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