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GIRARD RENÉ (1923-2015)

Du mimétisme à la violence

Le deuxième ouvrage, La Violence et le sacré, suit le premier de onze ans (si l'on excepte un ouvrage sur Dostoïevski paru en 1963). Cette fois, l'analyse du désir mimétique ne se cantonne ni au roman, ni au plan des relations entre les individus. Elle s'appuie désormais sur la tragédie grecque, et vise à reconstituer l'histoire des sociétés et des cultures, alors que le premier mouvement de la théorie de René Girard visait le présent et éventuellement l'avenir des sociétés modernes : un chapitre de Mensonge romantique et vérité romanesque, inspiré de Proust, décrivait les relations internationales, y compris les guerres les plus féroces, sous l'angle du snobisme et donc de l'individualisme ; et affirmait qu'« il y a totalitarisme lorsqu'on parvient, de désir en désir, à la mobilisation générale et permanente de l'être au service du néant ».

Le « mécanisme » découvert et exposé dans La Violence et le sacré est celui de l'élection d'une victime qui se voit divinisée après avoir été sacrifiée. Girard part de textes littéraires ou ethnographiques, ou de la relecture d'essais de Freud, en particulier Totem et Tabou, qu'il réhabilite en partie, dans un développement brillant, patient, empreint finalement d'une grande sympathie à l'égard du génie du fondateur de la psychanalyse. Girard « révèle » une scène archaïque et fondatrice dont il ne peut exister de compte-rendu direct, mais dont il affirme qu'elle explique de façon rationnelle et complète l'ensemble des rituels, en particulier le sacrifice, mais aussi l'universalité d'objets comme les masques, ou de croyances hallucinatoires aux « doubles », aux monstres. Cette scène que les sociétés rééditent dans des rituels met aux prises l'ensemble des membres d'un groupe qui, plongés dans une crise née de l'affolement du désir mimétique (lorsque, comme chez Hobbes, tous sont en lutte contre tous), risquent de détruire leur communauté même. Le meurtre d'une victime de rencontre par la communauté dès lors rassemblée, autrement dit le sacrifice, les délivre de cette catastrophe, et les introduit au monde du sacré (« c'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré ») et de la religion. Puis advient l'Ancien Testament, qui procède à une mise en lumière des mécanismes sacrificiels, et l'enseignement et la vie de Jésus, qui dévoilent entièrement ce mécanisme, démontrent par le fait l'innocence de la victime, et invitent à une conversion individuelle, qui est à la fois une voie de connaissance et un renoncement à la violence : cesser d'accuser l'autre, et se reconnaître soi-même comme persécuteur.

La révélation girardienne, avec son caractère spectaculaire et concret, est supposée trouver sa confirmation dans les faits qu'elle permettrait d'expliquer. Certains lecteurs, comme l'écrivain J.-M. Coetzee, la taxent de « fable », ce qui n'est pas nécessairement la discréditer. Le débat est ouvert sur la fécondité de l'hypothèse comme sur la réalité de ce qu'elle postule. Ce qui frappe dès à présent, c'est la façon dont Girard veut former son regard et celui de son lecteur à repérer des identités paradoxales derrière les couples antagonistes que les mythes – et les structuralistes qui les interprètent – mettent en valeur. Il est en effet frappant de constater que les tragédies grecques, derrière les affrontements comme en miroir qu'elles mettent en scène et en paroles, rendent attentif à des symétries et des identités surprenantes entre père et fils, tyran et devin, exilé et résident, et semblent en ce sens donner raison à Girard qui y voit une mise en évidence constante du thème des « frères ennemis », de l'affrontement des semblables, ennemis parce que semblables. Parlant de la pensée[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot

Classification

Pour citer cet article

Pierre PACHET. GIRARD RENÉ (1923-2015) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

René Girard. - crédits : Sophie Bassouls/ Sygma/ Getty Images

René Girard.

Autres références

  • AGLIETTA MICHEL (1938- )

    • Écrit par Yamina TADJEDDINE
    • 1 086 mots
    • 1 média

    Penseur du capitalisme et de la monnaie, Michel Aglietta est un chercheur, un pédagogue et un expert reconnu des économistes, des historiens et des anthropologues, mais aussi des politiciens et des syndicalistes de toute tendance.

    Né dans une famille modeste d’immigrés italiens en 1938 à Chambéry,...

  • INTERDIT

    • Écrit par Claude RABANT, Pierre SMITH
    • 6 143 mots
    • 1 média
    ...plutôt que de l'interdire, elle l'ordonne et la fait entrer dans le cycle de son économie. Elle la fait tourner à son profit. Il faudrait ici, avec René Girard (La Violence et le Sacré), considérer le sacrifice comme une manière d'arrêter le cycle interminable de la violence individuelle, ou plutôt de...
  • JUSTIFICATION

    • Écrit par André DUMAS
    • 3 818 mots
    ...représentation classique de la justification, où le sacrifice offert par Jésus-Christ vient apaiser la colère de Dieu et permet alors le rachat de l'homme. René Girard, dont les ouvrages se situent au carrefour de l'ethnologie, de la psychanalyse, de la théorie du roman et de l'exégèse biblique, a particulièrement...
  • VIOLENCE (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 527 mots
    Tout au long de son œuvre, et particulièrement dans La Violence et le sacré (1972), René Girard (1923-2015) s'est attaché à prolonger les interrogations du Freud de Totem et tabou. Mais, à la différence de celui-ci, il s’est d’abord intéressé à la victime sacrificielle, en analysant les caractéristiques...

Voir aussi