RAFLE DU VEL D'HIV
L’Allemagne nazie, qui règne sur une grande partie du territoire français à la suite de la campagne de mai-juin 1940, impose rapidement des mesures discriminatoires à l’égard des juifs de France, dont la grande majorité résident à Paris et en banlieue. En mai, août et décembre 1941, avec la collaboration des autorités françaises, l’occupant impose et exécute trois premières rafles à Paris. En 1942, l’élimination de l’ensemble des juifs d’Europe est à l’ordre du jour à Berlin et Paris. La rafle dite du Vel d’Hiv à Paris (16-17 juillet 1942) constitue la plus grosse opération menée en Europe de l’Ouest dans le cadre de la « solution finale de la question juive ». Une opération entièrement exécutée par la police française. Comment en est-on arrivé là ?
La décision
Jusqu’au printemps de 1942, les planificateurs du génocide des juifs imaginent, à Berlin, que les déportations depuis la France prendront plusieurs années. Un seul quota de 6 000 déportés – pour l’essentiel les hommes arrêtés à Paris en 1941 et internés dans les camps de Compiègne, Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande – a été envisagé dans un premier temps. C’est alors que, au début du mois de juin, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler décide d’accélérer le programme génocidaire établi lors de la conférence de Wannsee (20 janvier 1942) : d’ici un an, ordonne-t-il, l’Europe devra être entièrement « déjudaïsée ».
La répercussion est immédiate, plus particulièrement en Europe de l’Ouest. En France occupée, le général SS Karl Oberg, nommé depuis peu représentant d’Himmler à Paris, exige soudainement la livraison de 40 000 juifs, hommes et femmes, en âge de travailler. Chef du gouvernement français depuis avril 1942, artisan de la politique de collaboration, Pierre Laval ne peut lui refuser le concours du régime de Vichy. « L’alignement du problème juif français sur le problème juif allemand […] ne nous coûte rien et n’a pour nous que des avantages », se justifie-t-il peu après – le propos est rapporté par son proche collaborateur et confident l’écrivain Paul Morand, qui le note dans son journal intime resté inédit jusqu’à sa publication par Gallimard en 2020.
Le secrétaire général à la police de Vichy, René Bousquet, se charge de trouver la solution, très vite entérinée par le chef de l’État, le maréchal Pétain : il s’agit d’arrêter le nombre de juifs réclamés par les SS, à condition que ces opérations ne visent que des étrangers et apatrides, dont l’État français souhaite se débarrasser, et que la police nationale agisse en pleine autonomie.
Environ 90 % des personnes recensées comme juives en zone occupée résident alors à Paris et dans sa banlieue. Près de 85 000 hommes, femmes et enfants de plus de six ans y portent l’« étoile jaune » depuis juin 1942 (ordonnance allemande du 29 mai 1942). À l’évidence, c’est là qu’un maximum de victimes peuvent être trouvées. Bousquet accepte donc qu’une rafle gigantesque ait lieu dans la capitale occupée. Le préfet de police de Paris Amédée Bussière est avisé de l’accord et doit pourvoir à l’organisation de l’opération. Les fichiers de recensement des juifs, établis et tenus à jour depuis 1940 par la Préfecture de police (PP) et son « service des affaires juives » dirigé par André Tulard, sont mobilisés.
L’organisation
Sous l’œil du commissaire général aux questions juives Louis Darquier de Pellepoix, les cadres de la PP négocient les modalités de l’action avec Theodor Dannecker, responsable des « affaires juives » de la Gestapo à Paris : limites d’âge (16-60 ans pour les hommes, 16-55 ans pour les femmes), exemptions (réduites pour l’essentiel aux femmes ayant des enfants de moins de deux ans et aux épouses de prisonniers de guerre), etc. L’objectif est d’arrêter entre 22 000 et 25 000 juifs. Pour les nazis, il est entendu que les enfants seront pris avec leurs parents, puis gardés jusqu’à leur déportation et leur assassinat à Auschwitz, qu’ils prévoient quelques semaines plus tard.
Comme pour les premières rafles de 1941, l’essentiel de la logistique repose sur la police municipale. Elle seule possède les effectifs nécessaires (plus de 16 000 des quelque 20 000 agents de la PP sont des gardiens de la paix) et l’expérience des opérations de voie publique. Une fois les fiches des cibles extraites du « fichier juif », près d’une centaine de policiers municipaux les recopient minutieusement : 27 391 fiches d’arrestation sont établies. Elles sont ensuite distribuées par arrondissement (20) et par circonscription suburbaine (25) à l’intention des 45 commissaires chargés d’exécuter l’opération.
L’enjeu majeur est clairement la mobilisation du personnel. Pour le directeur de la police municipale de la PP Émile Hennequin, il est impensable que la rafle perturbe le « service normal » de ses hommes : maintien de l’ordre, circulation, etc. De fait, seules 1 600 équipes, composées de 3 200 policiers, sont constituées. En outre, 1 000 agents sont chargés de garder les centres où les juifs arrêtés seront d’abord rassemblés. En comptant les escortes pour les bus et les transferts, environ 4 500 policiers sont mobilisés au total.
À la veille des opérations, les « consignes pour les équipes chargées des arrestations » sont distribuées. Les agents n’ont pas à « discuter » les « observations qui peuvent être formulées » ni à tenir compte de « l’état de santé » des victimes. Une fois les appartements vidés, ils doivent s’assurer que les compteurs de gaz, d’électricité et d’eau sont bien fermés, et remettre animaux et clés au concierge. La liste des papiers, effets et ustensiles à emporter est également définie avec précision : « 2 couvertures, 1 paire de chaussures, 2 paires de chaussettes », etc. Outre l’objectif d’efficacité, le but de ces consignes est de restreindre au maximum les interactions entre la police et les juifs afin de prévenir toute tentative de corruption.
La rafle dite du Vel d’Hiv est, ainsi, d’abord et avant tout une opération de police, planifiée dans les moindres détails.
Les arrestations
Le 16 juillet, à 4 heures du matin, les policiers requis se présentent à leur commissariat. Les équipes sont constituées (deux policiers, un en uniforme et un en civil, qui le plus souvent ne se connaissent pas). Moins d’une heure plus tard, elles commencent à frapper aux portes. Les victimes sont amenées dans les centres de rassemblement (écoles, gymnases, casernes de pompiers), où un tri s’opère. De là, des bus de la Société des transports en commun de la Région parisienne (STCRP, l’ancêtre de la RATP) réquisitionnés et des véhicules de police conduisent les familles au Vélodrome d’hiver, vaste salle des sports située rue Nélaton dans le XVe arrondissement de Paris : les autorités prévoient encore que les enfants seront séparés de leurs parents puis remis à l’Assistance publique. Les adultes sans enfant, directement « déportables », sont quant à eux emmenés au « camp juif » de Drancy. À la fin de la journée, 11 363 juifs ont été appréhendés et ainsi répartis. Le lendemain matin, les opérations reprennent. Seules 1 400 victimes supplémentaires sont trouvées. Beaucoup ont fui pendant la nuit. En outre, il est certain que nombre d’agents, troublés par ce qu’ils ont été obligés de faire, se sont montrés moins zélés que la veille.
Au terme de l’opération, le 17 juillet 1942 à 13 heures, le bilan officiel est de 12 884 juifs arrêtés : 3 031 hommes, 5 802 femmes et 4 051 enfants. Le taux d’arrestation est inférieur à un tiers (8 833 juifs de plus de 16 ans trouvés pour 27 391 fiches). La rafle se poursuit à bas bruit – jusqu’à la fin du mois d’août, des équipes continuent de revenir au domicile des personnes introuvables lors des deux journées terribles. Même si le bilan s’aggrave (13 152 au 20 juillet, plus de 14 000 au 31 août), l’opération reste un relatif échec. Comment l’expliquer ?
Des policiers plus ou moins zélés
Au sein de la Préfecture de police, il y a eu un certain nombre de fuites. Prévenus, les individus ou les foyers juifs qui le peuvent partent illégalement vers la zone libre. D’autres – le plus souvent des hommes, car on imagine encore peu que les femmes et les enfants sont aussi en danger – se cachent près de leur domicile ou s’enferment chez eux. C’est ainsi que la majorité des personnes visées ont évité l’arrestation.
Longtemps méconnu, ce résultat dément le cliché des victimes passives, attendant sagement, leurs valises prêtes, que l’on vienne les chercher. Il s’explique d’abord par la vigilance des intéressés, leur capacité à se protéger et à trouver du soutien dans la population. Mais il s’explique aussi par les spécificités de l’action de la police selon les lieux considérés de la capitale.
Grâce au Mémorial de la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld, qui fournit les adresses des quelque 74 000 juifs déportés de France, on peut estimer avec précision les résultats de la rafle arrondissement par arrondissement. Premier constat frappant : plus on se rapproche du centre de Paris, plus le taux d’arrestation est faible. Pour les neuf arrondissements « périphériques » (XIIe-XXe), il s’élève à 36 % en moyenne ; pour les onze arrondissements centraux, il atteint 28 %. Assurément, là où les juifs sont les plus concentrés, dans les mêmes rues, les immeubles ou appartements voisins, ils ont pu davantage échanger des informations, être alertés et s’entraider.
Mais le rôle des commissaires de police est loin d’être négligeable. Certains font pression sur leurs hommes, menacent de sanctions ceux qui n’arrêteraient pas assez de juifs, les incitent à défoncer les portes des logements où personne ne répondrait. Dans le XXe, Florentin Brune va jusqu’à faire distribuer des outils pour forcer ou casser les portes. D’autres commissaires, à l’inverse, font comprendre à leurs équipes qu’elles ont une mission pénible à accomplir, qu’elles doivent obéir mais se montrer humaines. Ainsi parlent Georges Ballyot dans le VIIIe arrondissement et Edmond Sabaut dans le Xe – où « seulement » 25 % des juifs visés sont arrêtés.
De toute évidence, les marges de manœuvre ne manquaient pas et, à bien y regarder, il n’est pas surprenant que les résultats de l’opération aient varié, parfois considérablement, d’un arrondissement à l’autre. Ainsi, dans le IIe, le taux d’arrestations ne dépasse pas 21 % tandis qu’il s’élève à 63 % dans le XIIe.
Dans le IIe, il se trouve que le commissaire, Roger Jéhanno, a averti un juif allemand de ses amis et l’a exhorté à prévenir toutes ses connaissances. Son collègue du XIIe arrondissement est l’exact opposé. Ancien militaire, adepte des méthodes brutales, Henri Boris participe en personne aux rafles, talonne ses gardiens, frappe et insulte les victimes. À la fin de l’année 1942, dans son évaluation annuelle, même Hennequin déplore son « manque de pondération ».
Le crime
La Préfecture de police a planifié les arrestations dans le moindre détail, mais rien n’a été prévu pour l’accueil des 8 000 hommes, femmes et enfants qui s’entassent dans le Vel d’Hiv. Pendant plus d’une journée, les internés ne sont pas nourris ; ils se rassemblent sur les sièges dans l’angoisse et sans presque aucun soin. Les quelques toilettes sont rapidement hors de service, il n’y a pas d’eau. Le soir, des clameurs s’élèvent, des internés sont pris de folie. C’est l’enfer.
Alors que les Allemands ne réclament que des juifs en « âge de travailler » et ne prévoient la déportation des enfants qu’à la fin d’août 1942, les autorités françaises proposent de maintenir les enfants avec leurs parents au lieu de les confier, en attendant, à l’Assistance publique, ce qui leur aurait laissé un répit et des chances de survie non négligeables. Du reste, la plupart de ces enfants, naturalisés après leur naissance sur le sol de France, étaient français à titre définitif : les représentants du gouvernement et de la Préfecture de police de Paris auraient pu le faire valoir auprès des Allemands. Si ce choix criminel a en partie été dicté par la peur – devant les chiffres relativement décevants de la grande rafle à annoncer à l’occupant –, le déni, venant du plus haut sommet de l’État, du caractère criminel de la politique nazie à l’égard des juifs (que les autorités françaises ne pouvaient pas ne pas soupçonner, même si elles ignoraient l’existence des chambres à gaz et des fours crématoires) a joué son rôle.
Du 19 au 22 juillet 1942, les familles du Vel d’Hiv sont transférées vers les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret, où un nouvel enfer les attend : la déportation brutale des parents suivie quelques semaines plus tard de celle des enfants.
De telles séparations, de tels convois composés majoritairement d’enfants livrés à eux-mêmes n’ont aucun équivalent en Europe. Cette conséquence odieuse de la rafle du Vel d’Hiv a profondément choqué l’opinion publique. La transgression morale est tellement flagrante que le gouvernement de Vichy renonce ensuite à déporter des enfants sans leurs parents. Cela ne l’empêche pas de continuer à livrer le maximum de juifs étrangers afin de remplir les objectifs initiaux fixés par l’occupant : à la fin de l’année 1942, près de 42 000 juifs ont été déportés vers Auschwitz-Birkenau, dont 36 000 à la suite des accords entre Bousquet et la police SS. Mais l’émotion de la population, aiguillonnée par les protestations publiques de plusieurs hauts représentants de l’Église catholique en zone libre (août-septembre 1942), contraint le gouvernement de Vichy à renoncer à livrer massivement les juifs naturalisés français comme il prévoyait également de le faire.
Au bout du compte, la « solution finale » a fait près de 80 000 victimes en France, la plupart déportées et assassinées à Auschwitz-Birkenau.
La rafle des 16 et 17 juillet 1942 a laissé une marque durable dans la mémoire nationale. En raison de son ampleur, d’abord : nulle part en Europe occidentale, même à Berlin, on n’a arrêté autant de juifs en si peu de temps. Pour ce qu’elle symbolise, surtout : les conséquences criminelles de la politique de collaboration et de l’antisémitisme xénophobe de Vichy. Durant ces deux journées terribles, aucun soldat allemand n’a participé à l’opération. Il n’y avait que des policiers français sur le terrain. Pourtant, malgré la volonté de Pierre Laval et de René Bousquet de mobiliser toute la puissance de l’État contre les juifs étrangers et leurs enfants, les obstacles dans l’administration et la société se sont avérés suffisamment nombreux pour que, en dépit des milliers d’arrestations, la majorité parvienne à éviter la déportation.
Telle est la réalité de la Shoah en France. Et c’est sur les lieux de l’ancien Vélodrome d’hiver, détruit en 1959 que, le 16 juillet 1995, le président de la République Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation de quelque 75 000 juifs tout en saluant le rôle de la population dans la survie de tous les autres.
Bibliographie
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M. Rajsfus, La Rafle du Vel’ d’Hiv, PUF, Paris, 2002
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Écrit par
- Laurent JOLY : directeur de recherche au CNRS
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