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NIHILISME

La logique du nihilisme

Ayant dégagé l'essence du nihilisme, Nietzsche retrace l'histoire du nihilisme européen suivant les étapes de sa radicalisation.

Du pessimisme au nihilisme actif

Prélude au nihilisme, le pessimisme traduit le dégoût de l'action, le vertige de l'absurde, l'exaspération morbide de la pitié. La métaphysique de Schopenhauer est la théorie de ce pessimisme ; elle prêche la sainteté, ou négation du vouloir-vivre par l'ascèse. Thomas Mann, dans Les Buddenbrooks, a décrit la déception paralysante qui accompagne la découverte que notre monde est « le pire des mondes imaginables ». Encore cette lucidité est-elle éphémère. Un réflexe de panique jette le pessimiste dans la recherche affolée d'une compensation, qui caractérise le nihilisme incomplet. Un certain militantisme, un certain athéisme cramponné aux valeurs morales, le scientisme, le socialisme enfin : autant d'essais fébriles pour « échapper au nihilisme, sans renverser les anciennes valeurs ». Tout spécialement, Nietzsche redoute que, sous le couvert de son optimisme moral, le socialisme n'instaure la domination du Dernier Homme, ce parasite de la vie à l'abri d'une société égalitaire, qui fait du bonheur, gagé sur la technique, sa nouvelle idole. Le nihilisme passif surgit alors, pour relever le défi de la lucidité intransigeante. Il refuse les expédients du nihilisme incomplet, mais, par manque d'énergie, il pousse la probité intellectuelle jusqu'au pur négativisme : « Tout est faux ! » Sur cette constatation lugubre, on croit en finir avec l'angoisse, on n'aspire plus qu'au repos, à l'oubli, à une espèce de bouddhisme de la torpeur. Les forces restées intactes s'insurgent contre une telle démission. Elles s'enflamment à la perspective d'un anéantissement universel. Le nihilisme devient volontarisme terroriste. Les esclaves révoltés « veulent eux aussi exercer la puissance, en obligeant les puissants à être leurs bourreaux » (XV, 185). Fête sinistre de la volonté de puissance décadente qui essaie de se procurer une ultime jouissance dans les spasmes du meurtre et du sacrifice. C'est le nihilisme actif.

Le dépassement du nihilisme

Seule une décision qui maîtrise toutes les conséquences du nihilisme peut arracher l'humanité à la catastrophe. Cette décision inaugure un pessimisme héroïque, ou pessimisme de la force dans le style grec, que Nietzsche appelle un « nihilisme extatique » ou « classique ». On se propose de couper aux décadents toute retraite vers des consolations chimériques, afin de contraindre l'humanité à se dépasser vers le surhomme. L'homme est destiné au surhomme dès l'instant où il découvre, à la lumière du nihilisme, qu'il n'a pas d'essence préétablie mais que la définition de son être doit jaillir de sa propre volonté de puissance démiurgique. « Tous les dieux sont morts, ce que nous voulons à présent, c'est que le Surhumain vive ! » (VI, 115.) Il faut alors « philosopher à coups de marteau » : briser les idoles, fracasser les vieilles valeurs métaphysiques, sanctifier le corps, engager une « grande politique » qui désavoue les rêveries égalitaires, dissipe les mirages de l'État, bafoue les plaisirs moroses de la société de consommation. Le marteau que Nietzsche confie aux mains du philosophe de l'avenir, c'est la doctrine du Retour Éternel. Doctrine éminemment sélective, puisqu'elle pousse les faibles au suicide, en enseignant : tout se répète, donc seule une vie qui, à chaque instant, adhère d'un élan dionysiaque au monde réel peut gagner sa justification et transmuter l'absurde en jubilation créatrice. Plus de tergiversations, de dérobades, de fuites vers les arrière-mondes, de dualisme moral ! Un immoralisme constructif brasse tous les contraires, tire la raison de l'instinct et les vertus des passions les plus explosives. Le néant du nihilisme est exorcisé[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen

Classification

Pour citer cet article

Jean GRANIER. NIHILISME [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Nietzsche - crédits : Ullstein Bild/ Ullstein Bild/ Getty Images

Nietzsche

Tourguéniev - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Tourguéniev

Autres références

  • AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 1 270 mots
    ...Surhumain : preuve en est qu’aussitôt après avoir prononcé un discours enflammé sur le Surhomme, il se lance dans la peinture du « dernier homme », l’homme du nihilisme achevé, une forme d’humanité étriquée et dégénérée, dont la venue est infiniment plus vraisemblable que celle du Surhumain.
  • ANTI-ART

    • Écrit par Alain JOUFFROY
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    Dada, en 1919, a remplacé l'« art : mot perroquet » selon Tzara, qui a affirmé dans sa Proclamation sans prétention que « l'art s'endort pour la naissance d'un monde nouveau ». Malgré le nihilisme de Dada, qui exerça ses ravages pendant six ans, de 1916 à 1922, son...

  • LES DÉMONS, Fiodor Dostoïevski - Fiche de lecture

    • Écrit par Louis ALLAIN
    • 1 334 mots
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    La leçon que Dostoïevski a voulu donner dans son roman est à la fois esthétique et politique. Le refus du Christ conduit au nihilisme, qui est à son tour vecteur de chaos et de néant. Cette idée simple, Dostoïevski, ancien fouriériste des années 1840 et condamné comme tel à quatre ans de travaux forcés...
  • LE GAI SAVOIR, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 810 mots
    ...traduit la fin d'une époque dans l'histoire européenne dont Platon, pour Nietzsche, fut un des commencements, inaugurant l'ère de la métaphysique. Mort du suprasensible, mort des idées et des idéaux sur lesquels vécut toute une civilisation, commencement du « nihilisme », telle se présente la « mort...
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