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MATIÈRE/ESPRIT (notions de base)

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L’idéalisme, une idéologie ?

Ces édifices métaphysiques vont subir au xixe siècle l’assaut des « philosophies du soupçon », et en premier lieu de Karl Marx (1818-1883). N’est-il pas illusoire, considère l’auteur de L’Idéologie allemande, d'imaginer que les philosophes construisent leurs édifices indépendamment des sociétés dans lesquelles ils vivent et indépendamment de la place que leur accordent ces sociétés ? Cette interrogation amène Karl Marx à réexaminer les rapports de la matière et de la pensée dans une perspective historique et sociologique : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. » Les édifices intellectuels bâtis par les philosophes sont à la fois l’effet et la tentative de justification de l’ordre social qui leur permet de produire des idées. Parce qu’ils appartiennent à des sociétés de classes dans lesquelles le travail productif est sous-estimé et dans lesquelles la classe sociale attachée à ce travail productif est dominée, les philosophes élaborent des idéologies qui ont pour objectif inconscient de faire passer pour naturel et immuable un ordre social voué à disparaître. En plaçant le monde des idées au-dessus du monde matériel, ils cherchent à légitimer la domination des intellectuels sur les producteurs des biens matériels. La société est une pyramide qui repose sur l’immense socle du travail productif : les philosophes font reposer la pyramide sur sa pointe en reflétant tout en l’inversant l’organisation sociale. « Dans toute idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura »– la camera obscura est l’ancêtre de l’appareil photographique : comme dans celui-ci, il s’y produit une inversion de l’image due à l’orifice par lequel pénètre la lumière. Marx ne nie pas l’esprit, il inverse les vieux rapports hiérarchiques de l’esprit et de la matière, afin de préparer la classe chargée de la production matérielle à détrôner l’ancienne classe dominante par la « révolution prolétarienne ».

Une autre forme de soupçon est conduite par Friedrich Nietzsche (1844-1900) à la fin du xixe siècle. Ce n’est pas en sociologue, mais en philosophe de la vie, que Nietzsche mène ses attaques. Selon lui, l’homme, du fait qu’il est conscient de sa mortalité, éprouve un profond ressentiment vis-à-vis du monde matériel qui le voue à la destruction. C’est par esprit de vengeance que les philosophes tel Platon ont « puni » le monde matériel, monde du devenir, en le déclarant irréel, et en plaçant ce qui serait la réalité dans un « arrière-monde » définitivement inaccessible par lequel ils se vengent de la mort. Nietzsche montre que c’est en inversant les signes de la réalité sensible que les philosophes ont construit la notion d’esprit. Il suffit presque d’inverser cette inversion pour retrouver le monde réel dont on a cherché naïvement à se défaire : « On a édifié le “monde vrai” en prenant le contre-pied du monde réel : c’est en fait un monde d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et de morale », peut-on lire dans Crépuscule des idoles (1888). Renoncer à de semblables idoles, apprendre à se réconcilier avec le devenir, telle est pour Nietzsche la voie du salut.

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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Philippe GRANAROLO. MATIÈRE/ESPRIT (notions de base) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 22/01/2021