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KABĪR (1440-1518)

Un enseignement hostile aux religions révélées

Kabīr rejetait toute autorité scripturaire, aussi bien celle du Vedaque du Qorān. Ses poèmes renvoient ironiquement dos à dos les sectateurs des « deux religions », cadis et moullas musulmans, brahmanes et pandits hindous :

En lisant et en commentant le Veda, les pandits [se sont égarés Et ils n'ont pas compris le mystère de leur propre [moi. Culte du soir, libations aux ancêtres, les six actes [prescrits Et mainte pratique de ce genre : voilà leur religion !Ô Cadi, quel est le livre que tu vas commentant ? Jour et nuit, tu clabaudes et tu argumentes, Et tu ne comprends pas que tous les systèmes se [valent. Sûr de ton autorité, tu pratiques la circoncision ; Mais moi je ne suis pas d'accord, frère ! Si Dieu voulait me circoncire, Ne pouvait-il le faire lui-même ?Ô Pandit, tout ce que tu dis est mensonge ! Si en répétant Rām le monde est sauvé, Alors en disant « sucre », la bouche est sucrée ?Le mystère de l'âme, nul ne comprend, Et dans leur égarement ils parlent de deux [religions ! L'Hindou et le Turc n'ont qu'un seul Seigneur ; Que fait donc le moulla et que fait le sheikh ? Dit Kabīr : Je suis devenu fou Et mon âme en secret s'est absorbée dans l'Absolu.

Outre les vishnouites et les soufis, Kabīr a été lié étroitement, semble-t-il, avec les yogis «   Naths », sectateurs de Gorakhnāth (xe-xiie siècle ?) et adeptes d'une forme particulière de Hatha-yoga, dont les conceptions se trouvent largement répandues dans les masses dès le xiiie siècle. Les conceptions philosophiques des Nāths rejoignaient celles de sectes plus anciennes, inspirées du bouddhisme tardif dit « tantrique » ; ces yogis enseignaient une « géographie » particulière du corps, qu'ils croyaient pouvoir transmuer et rendre immortel, comme un vil métal est transmué en or incorruptible par l'alchimie. Ils étaient aussi magiciens et pratiquaient eux-mêmes l'alchimie. Les Nāths étaient gens de très basse caste et s'exprimaient dans la langue du peuple. Beaucoup étaient mariés, et on les appelait gṛhasthī yogīn (yogis mariés) ; nombre d'entre eux étaient tisserands et se convertirent à l'islam comme d'autres artisans. On a supposé que la famille de Kabīr était issue de ces yogis. Le poète paraît en tout cas bien connaître les conceptions des Nāths et leur langage technique. Il leur a peut-être emprunté leur mépris du Veda et des pratiques brahmaniques. Mais il s'est moqué aussi de leurs techniques et des prétentions à l'immortalité de ces « yogis de pacotille ».

Parce qu'il répudie « les deux religions » et affirme que « Allah et Rām » ne font qu'un et que l'Être suprême « est le même dans tous les corps », Kabīr est souvent passé pour un champion du syncrétisme hindou-musulman et de l'unité de toutes les religions. En réalité, il est adversaire acharné de toute religion révélée, de toute « Écriture » :

À force de lire et de lire, le monde est mort, et nul n'est devenu savant !

La foule ignorante court à sa perte en suivant la voie montrée par ces guides aveugles, ces faux bergers. Apostrophant le brahmane, Kabīr dit :

Je suis la bête et toi, mon Révérend, tu es le berger Qui me garde de naissance en naissance, Mais jamais tu n'as pu me conduire au pâturage : Comment donc es-tu mon maître ?

Si Kabīr poursuit de ses sarcasmes brahmanes et cadis, chatouilleux défenseurs d'une orthodoxie puérile, s'il stigmatise les vaines grimaces et l'hypocrisie de ces saints hommes qui « sur les marchés et les places s'absorbent en méditation », sa critique dépasse les vices et faiblesses des hommes pour atteindre leurs croyances – qu'il semble souvent déformer. Mais c'est au fond sans importance, car ce que Kabīr dénonce, c'est leur prétention à dévoiler quelque chose[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)

Classification

Pour citer cet article

Charlotte VAUDEVILLE. KABĪR (1440-1518) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • HINDĪ LANGUE & LITTÉRATURE

    • Écrit par Nicole BALBIR, Charlotte VAUDEVILLE
    • 8 335 mots
    Précédant Sūr-Dās et Tūlsī-Dās d'un demi-siècle,Kabīr (1440-1518) compose dans une langue encore fruste, où se mêlent plusieurs dialectes. Il semble avoir été le premier à se servir de la langue hindī pour une sorte de « prédication » rythmée. Il utilise lui aussi la forme du pada, mais son...
  • HINDOUISME

    • Écrit par Anne-Marie ESNOUL
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    Le mouvement auquel appartient Kabîr (1440-1518), relève à la fois de l'hindouisme le plus authentique et d'une influence du soufisme, courant de la mystique islamique venu de Perse. Se réclamant des sant et, dit-on, de Rāmāṇanda, Kabîr passe pour avoir fréquenté dans sa jeunesse les milieux...
  • INDE (Le territoire et les hommes) - Histoire

    • Écrit par Universalis, Christophe JAFFRELOT, Jacques POUCHEPADASS
    • 22 936 mots
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    ...soufis rencontre le courant dévotionnel de la bhakti hindoue. Ces convergences durables se retrouveront au xve siècle dans les poèmes spirituels de Kabir, et au xvie siècle dans les enseignements de Nanak, le fondateur de la religion sikh. Mais l'islam, religion monothéiste et militante, de riche...

Voir aussi