CAGE JOHN (1912-1992)
Du compositeur américain John Cage, on peut dire d'ores et déjà qu'il a été l'un des musiciens les plus importants de la seconde moitié du xxe siècle – bien qu'ayant été, et sans doute parce qu'étant le plus contesté. Il n'est certes plus à la mode aujourd'hui de taxer Cage d'amateurisme ; on ne s'en est cependant nullement privé jadis. Non seulement en effet les musiques dont il se rendait coupable n'obéissaient à aucune régularité interne – issues qu'elles étaient, en tout ou en partie, d'opérations de hasard –, mais leur agencement tendait à ne les rendre susceptibles d'aucune restitution constante : ne se voulaient-elles pas, à partir de 1958, « indéterminées quant à l'exécution » ? Bref, elles ne se ressemblaient pas plus à elles-mêmes qu'elles n'étaient liées entre elles par un style. Même rétrospectivement, elles ne sont que rarement « reconnaissables » : elles manquent au plus haut point d'identité, comme si leur auteur avait eu à cœur de se faire oublier – ce qui, à notre époque, passera sans mal pour un défi... Plus gravement, et contrairement à ce que l'on affirme communément, les procédés de hasard auxquels John Cage confiait la responsabilité de la production de ses partitions ne sont chez lui jamais cultivés pour eux-mêmes : collages, juxtapositions, superpositions, fragmentations et autres tuilages, rien de tout cela ne vise la confusion ou le chaos ; ce qui est en jeu, c'est bien plus simplement l'autonomie de chaque événement. Et cet événement, ce happening, est toujours en lui-même multidimensionnel. Quand le jeune Cage, encore élève de Schönberg, réunit un orchestre de percussions, ce n'est pas tant à l'instar du Varèse d'Ionisation (1931) qu'il décide d'œuvrer – en se servant des sons et des bruits comme de moyens au service de l'unique fin qu'est la production de l'œuvre –, il entreprend au contraire de mettre l'œuvre, le fait d'œuvrer, au service des sons, du jaillissement des sons dans leur matérialité de bruits. Comme si tout objet inanimé avait une âme : le son ; et comme si délivrer cette âme, donc faire miroiter la pluralité des dimensions de l'apparaître même de l'objet, représentait un idéal incommensurable avec celui de l'autoglorification du sujet tout préoccupé de se faire reconnaître comme compositeur... Impossible, par conséquent, de classer Cage parmi les musiciens « déductifs », en tenant ses musiques « non-syntaxiques » comme des cas limites de musiques « syntaxiques » : plus importante que la présence ou non d'une syntaxe ou d'une logique organisatrice est l'individualité de chaque son. Syntaxe et logique ne font jamais, aux yeux de Cage, que sélectionner les « bonnes » relations entre les sons, parmi toutes les relations ou affinités possibles ; d'où une écoute « policière » – on inventorie des relations, on n'entend plus les sons eux-mêmes. Et certes chez Cage le hasard, s'il avait fait l'objet d'une utilisation systématique, se fût lui-même donné à écouter. Tel n'est pas le cas : précisément parce qu'il assume ce que Pierre Boulez taxe d'inadvertance, Cage évite le piège de l'antimusique, c'est-à-dire d'une « non-musique » encore parfaitement consommable. Entre le sens et le non-sens, il n'y a pas à décider, parce qu'en musique il ne s'agit pas de communiquer un sens. Conséquence : inutile de récuser à grands frais les syntaxes, les structures et les formes ; celles-ci ne seront évitées que dans la mesure où elles feraient obstacle à la libre manifestation des sons. Il faut désintellectualiser, démémoriser, décrisper l'accès à la musique. On s'aperçoit alors qu'« une oreille seule ne fait pas un être » : que le son est inséparable[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
Classification
Média
Autres références
-
SONATAS AND INTERLUDES (J. Cage)
- Écrit par Juliette GARRIGUES
- 222 mots
- 1 média
En 1938, John Cage, qui professe alors à la Cornish School of the Arts de Seattle, invente le « piano préparé » en plaçant dans la caisse et entre les cordes toutes sortes d'objets : bouchons en caoutchouc, vis et écrous métalliques, lamelles de bois, morceaux de carton ou de papier... Il en résulte...
-
ALÉATOIRE MUSIQUE
- Écrit par Juliette GARRIGUES
- 1 302 mots
- 4 médias
-
ATONALITÉ
- Écrit par Juliette GARRIGUES et Michel PHILIPPOT
- 4 384 mots
- 9 médias
...effets nouveaux à partir d'instruments de musique traditionnels, fût-ce en les maltraitant. Un des premiers exemples fut le fameux « piano préparé » de John Cage. Aux alentours de 1975, une nouvelle école, dite « spectrale », voit le jour en France. Dans la musique spectrale, tout le matériau dérive... -
BODY ART
- Écrit par Anne TRONCHE
- 4 587 mots
- 1 média
L'origine de cette situation réside peut-être dans l'enseignement du musicienJohn Cage au Black Mountain College, en Caroline du Nord. Dès 1952, il y organise simultanément des lectures de poésie, des concerts de musique, des conférences, des exercices de peinture et de danse (concerted actions... -
BRECHT GEORGE (1926-2008)
- Écrit par Bénédicte RAMADE
- 628 mots
Né George MacDiarmid aux États-Unis, George Brecht s'est imposé comme l'un des membres essentiels du mouvement Fluxus dans les années 1960. Pourtant, sa formation de chimiste ne laissait en rien présager un tel parcours. En 1956-1957, il rédige un premier texte fondateur, Chance Imagery...
- Afficher les 23 références