JACQUES VINGTRAS, Jules Vallès Fiche de lecture
Jacques Vingtras se compose de trois volumes, L'Enfant, Le Bachelier et L'Insurgé. Le projet remonte à 1876. Jules Vallès (1832-1885), alors exilé politique à Londres, imagine un ensemble romanesque centré sur la révolution de 1848 et la Commune de Paris. Le titre envisagé : Histoire de nos vingt ans, Histoire d'une génération, dit assez la portée de son projet. Mais, communard en manque d'argent et voulant placer son manuscrit en feuilleton dans un journal, Vallès opte dans son premier volume pour l'Histoire d'un enfant, réservant pour la suite ses pages les plus critiques. Dès juin 1878, il le publie dans Le Siècle sous la signature de La Chaussade. Très vite, le pseudonyme est percé à jour et la parution des chapitres s'accompagne de réactions passionnées. Ami de Vallès, Hector Malot joue les intermédiaires pour que l'exilé puisse faire paraître son texte en volume chez Charpentier. L'Enfant sort en mai 1879, sous le pseudonyme de Jean La Rue, nom qui ne fera place à celui de Vallès qu'en 1881, à l'occasion de la seconde édition.
Parallèlement, Jules Vallès compose Le Bachelier qui devait englober la révolution de 1848. Il en a évoqué les modèles possibles, qu'il puise dans la littérature populaire : Les Misérables, Les Mystères de Paris. « Le livre en question, écrit-il, doit être ma signature d'insurgé dans l'histoire des trente dernières années... » Ce seront Mémoires d'un révolté, ou l'Histoire d'un homme, qui paraissent en feuilleton sous la signature de Jean La Rue dans La Révolution française en janvier 1879, puis chez Charpentier en 1881. Le 13 juillet 1880, Vallès est enfin de retour à Paris, quelques jours après la promulgation de la loi d'amnistie totale des communards. Il travaille au dernier volet de la trilogie : L'Insurgé, dédié « Aux morts de 1871 ». Vallès va revoir son manuscrit plusieurs fois, travaillant avec la journaliste Séverine, qui lui tient lieu de secrétaire. Des extraits en sont donnés dans La Nouvelle Revue de Juliette Adam pendant l'été 1882, puis dans son journal, Le Cri du peuple. Atteint par la maladie, Vallès meurt le 14 février 1885. L'ouvrage parut de façon posthume en mai de l'année suivante, chez Charpentier.
L'itinéraire d'un réfractaire
L'Enfant évoque, au temps de la monarchie de Juillet, le décervelage d'une éducation contraignante, entre une mère avare et soucieuse d'honorabilité, figure rigoureuse de la loi, et l'image déficiente d'un père enseignant, complice du système répressif scolaire en même temps qu'humilié par cette même machine. « Ma Mère », « La Famille », « Le Collège », « La Petite Ville », autant de chapitres qui initient le lecteur à la vie provinciale. Face à l'univers étriqué de sa famille, Jacques trouve dans la vie des humbles (paysans et ouvriers), dans la lecture et l'évasion dans la nature, ses seules lignes de fuite. Du Puy à Paris où s'achève ce roman, l'histoire de Jacques Vingtras est celle d'une victime. On a ici affaire à un roman d'apprentissage négatif, où une famille de la petite bourgeoisie préfigure l'enfer social. Face à elle, cependant, la question du bonheur et de la rédemption reste encore possible.
Le Bachelier poursuit la chronologie. Contre toute attente, le livre débute après juin 1848 pour se déployer pendant le second Empire en s'achevant sur la mort du père. Vallès s'est autocensuré après la publication de L'Enfant, et cette œuvre, comme le souligne Roger Bellet, peut apparaître moins forte que les autres. Elle n'en reste pas moins le roman de la défaite de la génération de 1848, condamnée à la misère sociale. Vallès donne ici un témoignage d'une lucidité étonnante. Le titre pourrait laisser entendre qu'une étape initiatique est franchie vers l'intégration sociale de Jacques Vingtras. En fait, Le Bachelier est le roman du désenchantement. Celui qui voit toute une génération lettrée, promise à devenir une élite, plongée dans un même déclassement social, tout en étant incapable de rejoindre la condition ouvrière. Murger a écrit le récit mythique de ces années dans ses Scènes de la vie de bohème(1848). Mais pour Vallès, adversaire virulent du sentimentalisme de l'auteur du Pays latin, la bohème est d'abord l'histoire d'une génération perdue. La bohème, c'est le prolétariat intellectuel qui, menacé par le spectre du chômage et la névrose d'échec, vit au jour le jour de petits travaux de journalisme, d'édition, de publicité, abandonnant classiques grecs et latins pour devenir employé aux écritures dans les administrations. Paris, la rue, la vie des cafés, les cénacles se juxtaposent à la ville négative – celle des affaires louches, de la prostitution, de la compromission, que seule peut conjurer l'ironie et la blague « artiste » pour les uns, l'idée et la Révolution pour les autres.
Dans un de ses textes, le philosophe mondain Elme Caro avait accusé la bohème d'avoir fomenté la Commune. Vallès fait succéder au Bachelier L'Insurgé, comme pour mettre en évidence un rapport de cause à effet. Ce dernier volume couvre la période 1860-1871. Il débute avec les funérailles de Murger et la publication de l'article Les Réfractaires. C'est le roman de l'espoir et de l'échec, celui du Paris de la guerre franco-prussienne, et bientôt du Paris insurgé. C'est aussi le roman de la révolution populaire, généreuse et spontanée, que Vallès dicte ici à Séverine et dont on perçoit parfois presque le souffle, tant il enveloppe son lecteur dans l'action de l'Histoire. Vallès croque sur le vif des portraits aussi inspirés que ceux du dessinateur André Gill, opposant la foi révolutionnaire des uns à l'opportunisme des autres, et optant délibérément pour les blouses contre les redingotes.Voici par exempleÉmile de Girardin : « Me voici enfin devant lui./ Quel visage blafard ! quel masque de pierrot sinistre !/ Une face exsangue de coquette surannée ou d'enfant vieillot, émaillée de pâleur, et piquée d'yeux qui ont le reflet cru des verres de vitres !/ On dirait une tête de mort, dont un rapin farceur aurait bouché les orbites avec deux jetons blancs, et qu'il aurait ensuite posée au-dessus de cette robe de chambre, à mine de soutane, affaissée devant un bureau couvert de papiers déchiquetés et de ciseaux les dents ouvertes./ Nul ne croirait qu'il y a un personnage là-dedans ! » L'Insurgé se termine sur le retour des Versaillais, dans la fièvre des exécutions sommaires et la pourriture des corps décomposés. Jacques Vingtras s'expatrie, dans l'espoir de poursuivre un jour son combat, avec la certitude qu'il se tiendra toujours du bon côté de la barricade : auprès du peuple.
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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Autres références
-
FRANÇAISE LITTÉRATURE, XIXe s.
- Écrit par Marie-Ève THÉRENTY
- 7 759 mots
- 6 médias
...métiers (journaliste, rédacteur de notices de dictionnaire, précepteur voire surveillant), avant d’espérer vivre de leurs droits d’auteur en librairie. Jules Vallès, dans Le Bachelier (1881), fait une description savoureuse de cette précarité. C’est de cette misère, des rituels et des sociétés parallèles...
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