INTÉGRISME
En son sens actuel, le mot « intégrisme » est un terme du vocabulaire polémique, à forte nuance péjorative, qui est né dans les milieux catholiques français peu avant la Première Guerre mondiale, à un moment où les luttes de tendances se durcissaient. Forgé par les partisans de l'ouverture de l'Église au monde moderne, il vise les partisans de la concentration des catholiques entre eux. Il n'a pas d'équivalent dans les autres langues, sinon par décalque du mot français. Dès lors, une enquête sur l'intégrisme peut être conduite à deux niveaux très différents mais rarement distingués. Partant de l'appellation, on peut voir comment ce terme polémique, sans rien perdre de sa pointe, s'est enrichi au fil des années grâce aux événements qui alimentaient le conflit intérieur de l'Église catholique, mais aussi grâce aux justifications théologiques, psychologiques et historiques qui lui étaient apportées : c'est l'intégrisme vu par ses adversaires et devenu sous leur plume un ample phénomène, voire une constante de l'histoire. Ou bien, considérant les groupes visés par cette étiquette, on peut essayer de les saisir dans la réalité de leurs options et de leurs combats et discerner leur originalité parmi les tendances multiples avec lesquelles on s'efforce de les amalgamer.
La question : qu'est-ce que l'intégrisme ? est donc, au départ, ambiguë. Ce n'est pas une fausse question : c'est une mauvaise question, à moins d'en prévenir les pièges. Elle a donné matière à une littérature considérable, essentiellement idéologique, reposant, jusqu'à la fin des années soixante, sur une source unique (Nicolas Fontaine) : de grand intérêt pour comprendre ce qui se passe dans le catholicisme, de faible valeur pour éclairer le phénomène précis.
Ceux qu'on appela sous Pie X « intégristes » se désignaient eux-mêmes comme « catholiques intégraux » (ils prirent par la suite le nom de « traditionalistes »). Il serait donc plus juste, à l'exemple de l'anglais et de l'allemand, de dire en français « intégralisme ». Malgré la parenté des mots, ce n'est pas seulement une nuance.
De l'« intransigeantisme » à l'intégrisme
Il est incontestable que la tendance dite intégriste prend son origine dans la réaction catholique à la transformation politico-culturelle issue de la Révolution française et de la philosophie des Lumières, caractérisée par l'avènement de la bourgeoisie et du libéralisme. Si le premier mouvement fut une Sainte-Alliance des rois (sans le pape) au nom de l'Ancien Régime, très vite la situation évolua. Les monarchies durent composer avec la bourgeoisie et les droits de l'homme, tandis que, dans les profondeurs, se formait une réaction populaire et se cherchait une issue socialiste ou communiste. L'Église non seulement refusait l'ordre nouveau, mais elle s'y heurtait (gouvernements anticléricaux en divers pays d'Europe et d'Amérique) et y éprouvait son isolement. Des catholiques, qu'on appela libéraux, pensaient qu'il fallait hardiment tirer un trait sur le passé. Le Saint-Siège estimait au contraire qu'il ne pouvait transiger sur les principes, puisque la vérité y était engagée : il se situa donc sur une position d'intransigeantisme.
Du « Syllabus » à Léon XIII
Élu pape en 1846, Pie IX avait d'abord donné quelques signes d'apaisement. Les révolutions de 1848 le ramenèrent sur une ligne d'opposition qui ne faiblit pas jusqu'à sa mort en 1878. En 1864, il publiait un Syllabus de quatre-vingts propositions, « recueil renfermant les principales erreurs de notre temps ». La dernière de ces « erreurs » condamnées était ainsi formulée : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et composer avec le progrès, avec le libéralisme et avec la civilisation récente. » Face à la société moderne perçue comme une contre-Église, l'Église catholique se percevait désormais comme une contre-société : il lui restait à s'en donner les moyens. L'achèvement de l'unité italienne, la perte des États pontificaux, la prise de Rome en 1870 et le choix de la Ville éternelle comme capitale de l'Italie nouvelle, tandis que le pape excommuniait le roi et s'enfermait au Vatican, tout cela allait accélérer le processus : à l'Italie blanche s'opposerait de plus en plus l'Italie noire, celle des catholiques intransigeants, « cléricaux », groupés bientôt dans l' Action catholique de la jeunesse italienne et animés par l'Œuvre des congrès (Opera dei congressi[cattolici]). Sous Léon XIII, sera célèbre l'hostilité des deux Siciliens, le franc-maçon Crispi, Premier ministre, et le cardinal Rampolla, secrétaire d'État. Il faudra la poussée d'une Italie rouge pour modifier ces données politiques.
En France, on assistait à la fin du clergé gallican et au déclin des catholiques libéraux. Le vent était à l'ultramontanisme, dont Louis Veuillot s'était fait le champion avec son journal L'Univers. Psychologiquement, la Commune aura, en 1871, une importance égale à celle de la prise de Rome. En Allemagne, ce sera bientôt le Kulturkampf, qui affrontera Bismarck et l'Église catholique, politiquement organisée autour du Zentrum (le Centre), qui en fait un bloc discipliné. En Espagne, au Portugal, en Suisse même, l'Église se heurte à la société moderne.
Une seule solution : restaurer l'ordre social chrétien. Ce sera l'objectif de Léon XIII d'abord, de Pie X ensuite. On aurait tort d'opposer trop vite entre eux les papes successifs : ils diffèrent par leur tempérament et par leur époque, mais ils partagent le même univers culturel, poursuivent le même but stratégique. Léon XIII a été un pape plus souple mais non pas plus libéral que son prédécesseur, et le « ralliement à la République » qu'il a demandé aux catholiques français n'impliquait aucune révision de principes : bien plutôt, il devait aider le ralliement à l'Église de la République des honnêtes gens. Pie IX était sur la défensive ; Léon XIII pratiqua l'offensive, ou plus exactement entendit reprendre l'initiative. En premier lieu, il était vain de songer à un ordre social chrétien sans une stricte discipline de pensée qui s'imposât à toutes les écoles catholiques : ce fut le sens de la restauration du thomisme, réalisée avec le concours des jésuites italiens. En second lieu, puisque cette restauration d'un ordre social chrétien ne passait pas par le renversement des régimes établis, il convenait de préciser la norme des rapports entre l'Église et l'État. En troisième lieu, il importait de donner à cet ordre social chrétien un contenu en accord avec les données concrètes du temps : ce fut, en particulier, le dessein de l'encyclique Rerum novarum (1891).
L'ordre social chrétien
Au refus d'une société condamnée par ses propres erreurs s'oppose la vision d'une Église porteuse de la société à instaurer, l'idéal d'une nouvelle chrétienté, différente de celle du Moyen Âge, mais reposant sur les mêmes principes. En 1899, Léon XIII condamnera l'américanisme, tentative d'acculturation de la vie catholique à l'esprit nord-américain et de son acclimatation sur le vieux continent. La Civiltà cattolica, revue des jésuites romains contrôlée par le Vatican, donne à ce propos le commentaire suivant : « Les principes catholiques ne se modifient pas, ni parce que les années tournent, ni parce qu'on change de pays, ni à cause de nouvelles découvertes, ni par raison d'utilité. Ils sont toujours ceux que le Christ a enseignés, que l'Église a proclamés, que les papes et les conciles ont définis, que les saints ont tenus, que les docteurs ont défendus. Il convient de les prendre comme ils sont, ou, comme ils sont, de les laisser. Qui les accepte dans toute leur plénitude et rigueur est catholique ; celui qui balance, louvoie, s'adapte aux temps, transige, pourra se donner à lui-même le nom qu'il voudra, mais devant Dieu et devant l'Église, il est un rebelle et un traître. » Hors de la vérité, il n'y a que ruine et subversion. L'erreur ne peut engendrer que l'erreur, et de la révolution ne peuvent sortir que de nouvelles révolutions sans fin. Nul ne l'a dit, avec plus d'éloquence qu' Albert de Mun, député catholique du Morbihan, leader et pionnier dont l'évolution sera significative. Il faut citer longuement ce discours adressé à Chartres en 1878 aux congressistes de l'Union des œuvres catholiques ouvrières. Peu auparavant, à la Chambre des députés, parlant en faveur de l'Église et apostrophé par ses adversaires, il avait « salué dans son aurore la contre-révolution naissante » grâce à une jeunesse catholique de toutes conditions, au nom de laquelle il avait « déclaré publiquement la guerre à la révolution ». Des approbations lui étaient venues, et il en tirait la leçon : « La liberté, Messieurs ! et où donc est-elle ? J'entends bien qu'on en parle de toutes parts, mais je ne vois que des gens qui la confisquent à leur profit... Il n'y a plus de loi divine qui préside au gouvernement des sociétés et qui soit, à la fois, le frein de l'autorité et la raison d'être de l'obéissance. Il n'y a plus de loi morale qui oblige l'homme envers son semblable et qui préserve de l'oppression comme de la révolte ; il n'y a plus que la loi de l'intérêt, et l'intérêt, c'est l'accroissement des richesses !... L'ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d'une haine implacable ; il n'a d'asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre ; la coalition et la grève tiennent lieu d'organisation du travail...
« Ah ! j'entends déjà les clameurs de tous les libéraux qui s'écrient avec indignation : « Mais vous faites appel aux passions subversives ; vous troublez l'ordre établi ; vous êtes un socialiste... » Mais quoi donc ! Pensait-on que nous, les adversaires décidés de la Révolution, enfants soumis de l'Église, nous allions prendre parti pour les libéraux contre leurs héritiers naturels, intervenir dans cette question qui n'est pas la nôtre, choisir entre deux erreurs au lieu de proclamer la vérité tout entière ? Ce serait être dupes ou bien inconséquents. Non, non, nous ne sommes pas et nous ne serons jamais des socialistes !... Le socialisme, c'est la révolution logique, et nous sommes la contre-révolution inconciliable. Il n'y a rien de commun entre nous, mais, entre ces deux termes, il n'y a plus de place pour le libéralisme. »
Le catholicisme intégral
Commentaire du Syllabus, ce discours constitue le tremplin qui va donner leur élan à toutes les forces vives du catholicisme. Il y a, dans cette observation, un acquis incontestable de l'historiographie contemporaine, à partir duquel il reste à expliquer comment ces mêmes forces ont pu conduire au concile de Vatican II. Ce type de catholicisme se dit intégral non point seulement ou d'abord parce qu'il s'en tient à l'intégrité dogmatique – ce qui va de soi – ou par une manière étroite d'entendre cette intégrité, mais parce qu' il se veut un catholicisme appliqué à tous les besoins de la société contemporaine, alors que le libéralisme et le socialisme pensent que la société a en elle-même les moyens de résoudre ses problèmes et que la religion doit rester une affaire privée, une affaire de conscience. Il est donc social par essence, quel que soit le sens que recouvre ce mot, voire les sens successifs et antagonistes qu'il prendra. Les catholiques libéraux, eux, au contraire, transigent avec la société moderne : ils lui font des concessions et se contentent du minimum pour la religion, qu'ils cantonnent dans les vertus de la famille et de l'individu. De là, les sévérités de Pie IX devant une délégation de catholiques français venus lui remettre en 1871 une adresse de fidélité qui avait recueilli plus de deux millions de signatures : « Ce qui afflige votre pays et l'empêche de mériter les bénédictions de Dieu, c'est ce mélange de principes. Je dirai le mot et je ne le tairai pas : ce que je crains, ce ne sont pas tous ces misérables de la Commune, vrais démons de l'enfer qui se promènent sur la terre. Non, ce n'est pas cela ; ce que je crains, c'est cette malheureuse politique, ce libéralisme catholique qui est le véritable fléau. »
Le catholicisme intégral est donc intransigeant, extensif et maximaliste. Ce qu'on a nommé plus tard le catholicisme social en est issu par une lente et difficile différenciation traversée de durs conflits, au point qu'ils en paraîtront aux antipodes l'un de l'autre. En réalité, ils se réfèrent l'un et l'autre à un même modèle de christianisme et au même schéma stratégique : l'avènement de la bourgeoisie par des voies révolutionnaires a engendré le désordre social, d'où sort nécessairement la subversion socialiste. Contre ce péril, la bourgeoisie et la société n'ont de recours qu'en l'Église, qui ne cesse de dénoncer dans l'individualisme libéral la cause des maux actuels. Trois forces sont donc en présence : les anathèmes du Syllabus sont accompagnés d'une invitation à rallier l'Église, seule arche du salut, invitation d'autant plus pressante qu'on assiste à la montée irrésistible du socialisme. Ainsi se forme ce qu'on appellera un jour l'alliance clérico-modérée. Mais en même temps, l'Église prétendait bien être le défenseur du peuple chrétien, des petites gens, contre les erreurs modernes : dans la pratique, ce catholicisme intégral découvrira la réalité quotidienne de la vie ouvrière et des quartiers pauvres. Ainsi naîtront tous ces mouvements où la jeunesse catholique et le clergé se donneront d'enthousiasme à l'action sociale, à la démocratie chrétienne.
C'est de cette contradiction qu'éclatera la querelle de l'intégrisme. En son sens strict et premier, le mot désignait un parti politique espagnol fondé vers 1890 sous l'invocation du Syllabus, mais que Pie X lui-même tiendra en lisière, le jugeant excessif. Au début du siècle, du temps même de Léon XIII, il s'opposa en France au progressisme en matière d'exégèse biblique. Dans les dernières années de Pie X, il visera tous ceux qui combattent à tout prix l'ouverture politique et sociale du catholicisme ; plus tard, par extension, les adversaires de toute ouverture, qui confondent « la dévotion au passé avec la fidélité à l'éternel » (Étienne Borne). En Espagne, ce sont les intégristes eux-mêmes qui se sont choisi ce nom : hors de là, ce n'est qu'un sobriquet, tout comme son antonyme, le modernisme, avec lequel on le met souvent en symétrie. Sans doute n'aurait-il pas connu une telle fortune sans l'affaire de la « Sapinière ».
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Écrit par
- Émile POULAT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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