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BERGMAN INGMAR (1918-2007)

« Moi je vis dans l'image »

<em>Persona</em>, d’I.Bergman, avec B. Andersson et L. Ullmann - crédits : Sunset Boulevard/ Corbis/ Getty Image

Persona, d’I.Bergman, avec B. Andersson et L. Ullmann

C'est peut-être cette omniprésence de l'histoire personnelle et des obsessions propres qui a pu, à certaines époques, éloigner le public de Bergman. Dans le sentiment critique français, il est passé par plusieurs purgatoires ; les voltairiens l'ont trouvé trop religieux, les frivoles, trop pesamment démonstratif, les gauchistes petit-bourgeois, trop bourgeois – ce qui signifie seulement qu'il s'est fort peu soucié de conformité à une idéologie, surtout bien-pensante. À chaque fois, la puissance et la beauté des films ont eu raison des réticences, et un panorama de l'œuvre révèle une évidence : Bergman est un grand inventeur d'idées de cinéma. Il a été passionné par certains univers entre chien et loup, celui de la prière de l'agnostique (Les Communiants), celui de l'artiste avec ses démons (L'Heure du loup), celui de l'adultère avec son mensonge (Une passion, De la vie des marionnettes), mais ce n'est pas cela qui le distingue. Chaque trait de ces univers est rendu par une forme, toujours surprenante. La fascination pour le double, qu'il partage avec d'autres hommes d'image, a donné chez lui d'innombrables variantes de cadrage liées au miroir, et culminant dans Persona. La passion pour les acteurs et les actrices, l'extrémisme des relations entre personnages l'a conduit à inventer une prise des visages en gros plan qui réponde au vieux programme de la photogénie, par une espèce d'antiphotogénie, capable d'exprimer le visage en le traitant violemment, par la lumière et surtout par le cadre : visages coupés, compressés, mis à l'horizontale, voire carrément renversés pour perdre leur humanité et devenir de monstrueuses choses sans nom. Dans ses plus grands chefs-d'œuvre, Bergman avait atteint à une science du cadrage telle que le moindre de ses plans trahissait sa « main » – comme c'est le cas pour Dreyer, dont il est souvent proche, ou comme pour Bresson, mais dans un sens tout différent (pas de bords tranchants, ici, mais des bords oppressants).

Pourtant, le plus profond de son invention touche à un domaine où il est moins célébré : le montage. Très tôt – dès Monika –, Bergman a mis au point une formule originale pour souligner un jeu de scène : au lieu de passer d'un plan d'ensemble à un plan rapproché, il faisait l'inverse, passant du très proche, parfois du gros plan, au très lointain, et obtenant paradoxalement un violent effet de renforcement de l'attention et de l'affect. Cette figure remarquable, qu'il a répétée dans presque tous ses films, n'est qu'un cas particulier d'un principe plus général : un raccord se définit avant tout, et parfois, exclusivement, par la nécessité de relier deux affects, ou deux états d'un même affect. Bergman relie rarement ses plans par le regard ou par le mouvement seuls : toujours, il ajoute un lien qui engage davantage – tout le corps, toute la psyché. C'est pourquoi ses films, dans leurs moments les plus personnels et les plus neufs, sont avant tout de grandes productions de rythme, du flux qui informe le temps et en fait un autre temps. D'ailleurs, beaucoup contiennent une séquence de musique (sans parler de sa géniale transposition de La Flûte enchantée), et presque tous témoignent d'une vive sensibilité musicale.

Bergman s'est considéré avant tout comme un homme d'image et de vision. « Moi, je vis dans l'image », a-t-il dit, et : « Mes films sont l'explication de mes images. » C'est indéniable, et presque tous nos souvenirs de films de Bergman sont des cadres délimités au rasoir, des compositions fortes et souvent élégantes, des apparitions surprenantes. Mais son art excède de beaucoup cet idéal photographique. Art des expressions et des mouvements, art des corps d'acteurs et[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

Classification

Pour citer cet article

Jacques AUMONT. BERGMAN INGMAR (1918-2007) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<em>Le Septième Sceau</em>, I. Bergman - crédits : Mary Evans/ Aurimages

Le Septième Sceau, I. Bergman

Monika, I. Bergman - crédits : Prod DB/ AllPix/ Aurimages

Monika, I. Bergman

<em>Le Silence</em>, I. Bergman - crédits : Album/ AKG-images

Le Silence, I. Bergman

Autres références

  • LES FRAISES SAUVAGES, film de Ingmar Bergman

    • Écrit par Jacques AUMONT
    • 1 060 mots

    À trente-neuf ans, Ingmar Bergman passe pour un véritable bourreau de travail, écrivant ou réalisant près de deux films par an. Sa première réalisation, Crise (Kris), en 1946, est un hommage, déjà très personnel, au réalisme poétique, mais le jeune homme dévoré d'ambition, au talent précoce,...

  • LES FRAISES SAUVAGES (I. Bergman), en bref

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 204 mots

    D'une histoire simple – le vieux docteur Isaak Borg se rend en automobile de Stockholm à l'université de Lund pour fêter son jubilé –, Ingmar Bergman fait une plongée dans le passé et l'inconscient de son héros. Si Les Fraises sauvages confirme la « modernité » de Bergman,...

  • ANDERSSON BIBI (1935-2019)

    • Écrit par Colette MILON
    • 884 mots
    • 1 média

    Elle fut le sourire de Bergman, sa lumière vive. Apparue dans nombre de ses films et de ses réalisations pour la télévision, l’actrice suédoise est une figure indissociable de son œuvre. Née le 11 novembre 1935 à Stockholm, Berit Elisabeth Andersson, « Bibi », fille d’un homme d’affaires et d’une...

  • ANSPACH SÓLVEIG (1960-2015)

    • Écrit par Nicole GABRIEL
    • 694 mots
    • 1 média

    Sólveig Anspach est née le 8 décembre 1960 à Heimaey, dans l’archipel de Vestmann (Islande), d’une mère islandaise et d’un père juif viennois qui avait rejoint les États-Unis puis combattu en Europe sous l’uniforme américain. Cette citoyenne du monde grandit à Paris, fréquente l’école allemande, fait...

  • BERGMAN INGRID (1915-1982)

    • Écrit par Hubert HARDT
    • 981 mots
    • 4 médias
    ...Human Voice (1966) – transposition de Cocteau – de Ted Kotcheff, pleine d'humour dans Fleur de cactus (1969) de Gene Saks, c'est à Ingmar Bergman qu'elle devra l'accomplissement de sa force expressive. Sonate d'automne (1978) est le chef-d'œuvre de cet alliage de cruauté et...
  • CINÉMA ET OPÉRA

    • Écrit par Jean-Christophe FERRARI
    • 3 248 mots
    • 7 médias
    Avec la réussite artistique et commerciale de La Flûte enchantée d'Ingmar Bergman, l'année 1975 marque une étape importante de l'histoire de la représentation de l'opéra au cinéma. Avec ce film, tourné dans le Théâtre du château royal de Drottningholm, près de Stockholm, Bergman crée en effet une...
  • Afficher les 15 références

Voir aussi