FRANC-MAÇONNERIE
Ordre initiatique, club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des définitions et identités variées aux sens souvent contradictoires, sans qu'aucune d'entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.
Au xviiie siècle déjà, dans l'une des premières divulgations publiques des usages maçonniques, un auteur avait ainsi mis en garde ses lecteurs : « Pour le public un franc-maçon / Sera toujours un vrai problème / Qu'il ne saurait résoudre à fond / Qu'en devenant maçon lui-même » (Le Secret des francs-maçons, 1744). Plus de 250 ans plus tard, il appartient néanmoins au maçonnologue de surmonter ce dilemme qui n'a pourtant rien perdu de son actualité.
Grandes étapes historiques
Les origines mythiques et les « Anciens Devoirs »
Au cœur du Moyen Âge, des textes écrits par des clercs – et non par les maçons eux-mêmes, illettrés pour la plupart –, assignaient déjà à l'art de bâtir des origines fabuleuses et mythiques. Ces manuscrits anglais, les Anciens Devoirs (Old Charges), dont les plus vieux actuellement connus remontent à la fin du xive et au début du xve siècle (manuscrit Regius, vers 1390 ; manuscrit Cooke, vers 1420), rapportaient en effet une histoire du métier, peu soucieuse de chronologie et de vraisemblance mais riche de sens, traçant le développement de la géométrie et de l'art des maçons depuis le Paradis terrestre, évoquant successivement et sans grand effort de cohérence la Tour de Babel, le Temple de Jérusalem, Pythagore et Euclide. De tels récits ne peuvent révéler toute leur portée que dans le cadre conceptuel de leur époque. Un recours à l'iconographie du xve siècle permet de le comprendre.
Vers 1470, Jean Fouquet, peintre, enlumineur, proche des familiers de Charles VII et plus tard portraitiste à la cour de Louis XI, illustre les Antiquités et guerres des Juifs, de Flavius Josèphe. Une miniature, aujourd'hui conservée à la Bibliothèque nationale de France à Paris, y dépeint le chantier du Temple de Jérusalem, édifié selon la Bible environ 1 000 ans avant notre ère, en s'inspirant des descriptions du Livre des Rois, sous l'aspect d'une magnifique cathédrale du gothique flamboyant, dans le genre de celle de Notre-Dame de Cléry !
Pour un regard moderne, cette scène est monstrueusement anachronique. Pour les artisans du Moyen Âge, la contemplation de cette image familière – au même titre que le récit des Anciens Devoirs – donnait du sens à leur travail de chaque jour : c'était la preuve que, depuis des temps immémoriaux, ils collaboraient à l'œuvre de Dieu.
La maçonnerie opérative
Sans remonter à l'ancienne Égypte – dont la redécouverte inspirera pourtant une partie de la franc-maçonnerie au début du xixe siècle –, on sait que dans la Rome antique, déjà, les artisans et notamment les charpentiers, maçons et tailleurs de pierre se rassemblaient dans les collegia fabrorum, sorte de corporations mi-professionnelles, mi-religieuses, qui les représentaient auprès de César et assuraient l'entraide mutuelle. Après la chute de l'Empire, tandis que pour plusieurs siècles, dans les décombres laissés par les invasions barbares, la civilisation urbaine régressait en attendant des jours meilleurs, rien ne permet de penser que ces collegia se soient perpétués de façon quelconque.
C'est donc, selon toute vraisemblance, une structure nouvelle qui surgit au sein de ces métiers lorsque, entre le ixe et le xie siècle, l'Europe se reconstruit politiquement et surtout se met de nouveau à élever des édifices religieux toujours plus ambitieux. En France, comme en Angleterre ou en Allemagne, vont ainsi apparaître et s'établir pour plusieurs siècles d'innombrables chantiers de bâtisseurs, peuplés de « maçons opératifs ».
Chacune de ces gigantesques entreprises était une aventure qui pouvait durer des dizaines d'années. Encadrés par des clercs possédant la science de l'architecture et ayant le plus souvent la fonction de maîtres d'ouvrage, les ouvriers travaillaient et se regroupaient dans leurs loges.
À cette époque, la loge est avant tout une bâtisse adossée à l'édifice en construction, habituellement au nord. C'est un lieu couvert où les ouvriers se réunissent pour se reposer, se restaurer, ranger leurs outils, parler des problèmes du chantier et préparer le travail du lendemain. C'est là aussi, sans doute, que les ouvriers les plus anciens – les compagnons – enseignent aux plus jeunes – les apprentis – les arcanes du métier : ces hommes ne savent ni lire ni écrire mais possèdent une expérience et une connaissance intuitive de leur art qui constituent un vrai secret, notamment pour les plus habiles d'entre eux, les tailleurs de pierre que l'on nomme, en Angleterre, les freemasons, traduction contractée en un seul mot de l'expression « maçon de pierre franche » (freestone masons), désignant les artisans qui savaient ouvrager des pierres de texture très fine.
Certains soirs, dans la loge, on intégrait solennellement au chantier un jeune maçon et on lui lisait un document qui justifiait tout son travail : les Anciens Devoirs. Le nouvel apprenti découvrait ainsi l'honorable ancienneté de son métier et devait ensuite prêter serment – sans aucun doute sur l'Évangile – de respecter les devoirs de caractère essentiellement professionnel et moral qu'il imposait.
Au cours du xvie siècle, en Grande-Bretagne et plus particulièrement en Angleterre, les maçons opératifs et leurs loges se raréfièrent du fait de la décadence de la construction et de l'abandon, consécutif à la Réforme, des grands chantiers ecclésiastiques. Selon toute apparence, ces dernières avaient disparu au xviie siècle.
Or, en 1686, dans son Histoire naturelle du Staffordshire, l'érudit anglais Robert Plot mentionne l'existence et décrit les usages de « maçons acceptés » (accepted masons), manifestement étrangers au métier de maçon opératif, et affirme qu'ils sont connus « dans toute la nation ». En l'espace de quelques décennies, une transition inattendue semblait donc s'être opérée.
La transformation spéculative
On nomme « francs-maçons spéculatifs » cette variété nouvelle de maçons, ne taillant pas des pierres réelles et n'œuvrant pas à des édifices matériels. Mais quel lien historique pouvait-il bien exister entre eux et les braves ouvriers, courageux et talentueux mais analphabètes, ces « opératifs » qui au cœur du Moyen Âge bâtissaient abbayes et cathédrales ? En près de trois siècles, une historiographie d'abord hasardeuse puis documentée a fourni à cette question des réponses bien différentes.
Selon une hypothèse qui a longtemps prévalu, les chantiers se faisant plus rares en Grande-Bretagne, des notables locaux auraient alors été admis dans les loges, en Écosse particulièrement, notamment pour y soutenir les fonds d'entraide. Au fil du temps, ces membres honoraires seraient devenus majoritaires et ces gentlemen masons, comme on les nommait en Écosse, auraient finalement transformé la franc-maçonnerie opérative en franc-maçonnerie spéculative. Les « spéculatifs » se seraient désormais préoccupés de construire des édifices intellectuels et non plus seulement matériels. Ce seraient les ancêtres des francs-maçons d'aujourd'hui. L'historiographie plus récente a fait justice de cette thèse pour lui substituer une évolution en réalité plus complexe. Il est bien plus probable que les gentlemen masons, qui ont bien existé mais qu'on ne revoyait généralement plus jamais dans la loge qui les avait reçus, ont fini par constituer leur propre réseau de « maçons libres » (free-masons) dont provient en fait la franc-maçonnerie moderne.
Depuis les années 1970, la révision de l'historiographie anglaise des origines de la maçonnerie spéculative et plus encore, à la fin des années 1980, la redécouverte des sources documentaires écossaises du xviie siècle, ont en effet profondément renouvelé le sujet. Ainsi, dans l'organisation opérative des maçons écossais, strictement réglementée en vertu des statuts fixés en 1598-1599 par William Schaw (1550-1603), « maître des ouvrages du roi et surveillant général des maçons », l'emploi était réservé à ceux qui possédaient le « mot du maçon » (Mason Word), une sorte de mot de passe qu'on ne leur donnait qu'en loge. C'était, selon toute apparence, un terme composite tiré du nom biblique des deux colonnes du Temple de Salomon. Les gentlemen masons le recevaient aussi mais ne pouvaient, à l'évidence, en faire usage pour obtenir un emploi auquel ils n'avaient certainement pas l'intention de postuler. On peut donc supposer que ces « maçons libres » (free-masons), souvent érudits, songèrent avec le temps à faire un autre usage de ce mystère réservé à si peu d'élus. Vers la fin du xviie siècle, en Angleterre, les allusions à ces free-masons devinrent ainsi de plus en plus fréquentes.
À une époque où la Grande-Bretagne était plongée dans d'incessants conflits politiques et religieux et où le seul fait d'exposer ses convictions pouvait coûter la vie, les sociétés, discrètes sinon secrètes, étaient nombreuses. Ces premiers maçons spéculatifs, souvent férus d'hermétisme mais aussi de sciences naturelles, avaient tout intérêt à s'exprimer sous le voile des emblèmes et des allégories. Parmi eux, il faut citer Elias Ashmole, né en 1617 et mort en 1692. Initié à Warrington, dans le Lancashire, en octobre 1646, il semble n'avoir, dans toute sa vie, assisté qu'à une seule autre réunion maçonnique, à Londres, en 1682. Ashmole est emblématique des premiers maçons spéculatifs, ou « maçons acceptés », dont il personnifie le type intellectuel. Antiquarian, c'est-à-dire amateur de choses anciennes, passionné d'héraldique et de généalogie mais également d'alchimie et de kabbale, intéressé par le mouvement de la Rose-Croix, il sera aussi membre de la Royal Society, fondée en 1660. Il faut rappeler ici que le premier président de cette société « pour l'avancement des sciences naturelles » – que Newton lui-même présidera plus tard –, Robert Moray ( ?-1673), manifestait lui aussi des intérêts intellectuels très proches du courant Rose-Croix, et qu'il fut également, en 1641 – date de son initiation –, l'un des tout premiers francs-maçons spéculatifs écossais dont l'histoire ait retenu le nom.
Fondation londonienne de la franc-maçonnerie moderne
Lorsque la première Grande Loge ayant jamais existé fit son apparition, à Londres le 24 juin 1717, l'innovation était de taille. Jamais, en effet, les loges opératives médiévales, dispersées, isolées, seulement unies par de vagues traditions et quelques usages, n'avaient reconnu d'autorité centrale unique, encore moins de grand maître et de grands officiers couverts d'honneurs. Et, du reste, il n'y avait plus de loges opératives.
Que s'était-il produit au juste ? Quatre loges « et quelques frères anciens » s'étaient assemblés dans une humble taverne de Londres, L'Oie et le Gril, dans le quartier Saint-Paul, et avaient décidé de se constituer en Grande Loge. L'un des plus anciens maîtres présents, Anthony Sayer, fut élu grand maître et l'on décida de se réunir à nouveau l'année suivante. Ce fut presque un non-événement.
Mais d'où venaient ces loges, et qui étaient ces frères ? Aujourd'hui encore, il n'est pas possible d'apporter de réponse certaine à ces interrogations. Il est en tout cas établi que l'immense majorité d'entre eux n'avaient plus aucun lien avec les métiers du bâtiment. En revanche, pour la plupart, les frères étaient de simples artisans appartenant aux métiers les plus divers, de petits boutiquiers, quelques commerçants : tous gens de condition généralement modeste. Leur préoccupation majeure était d'ailleurs de gérer la common box, la caisse commune, c'est-à-dire la caisse de solidarité destinée à subvenir aux besoins des frères dans la détresse et à soutenir leur famille, comme trois siècles plus tôt dans les confréries médiévales.
Ces frères étaient « opératifs », à coup sûr, car tous travaillaient de leurs mains, mais pas des maçons opératifs. Pour autant, ce n'était pas non plus, du moins pas vraiment, des maçons « spéculatifs ». Ils « jouaient » aux maçons, en quelque sorte, usant d'un rituel pour tenir leurs assemblées, employant des maillets et décorant les lieux de réunion à l'aide de compas et d'équerres. Dans le niveau, ils ne voyaient plus seulement un outil, mais également le symbole de leur égalité, et dans le fil à plomb, matériellement destiné à indiquer la verticale, le signe de leur engagement à suivre les lois du Seigneur. Un symbolisme moral somme toute assez élémentaire mais à la mesure d'hommes sincères et frustes. En tout cas, pas de quoi constituer une société de pensée.
En 1719, deux ans après la fondation bien modeste de la Grande Loge, un nouveau grand maître est élu mais il n'a plus rien à voir avec le très discret Anthony Sayer : c'est Jean-Théophile Désaguliers (1683-1744), fils d'un pasteur rochelais émigré en Angleterre lors de la révocation de l'édit de Nantes. Élevé à Londres, éduqué à Oxford, brillant sujet devenu ministre de l'Église d'Angleterre, le révérend Désaguliers s'impose aussi comme un spécialiste de philosophie naturelle – c'est-à-dire de physique newtonienne – et même l'un des collaborateurs les plus proches de Newton à la Royal Society, dont le grand savant est alors le président et Désaguliers le « curateur aux expériences ».
Entre 1720 et 1750, à sa suite, une déferlante d'aristocrates proche de la nouvelle dynastie hanovrienne et de membres de la Royal Society envahit la Grande Loge, lui fournissant désormais tous ses cadres et surtout ses grands maîtres. En peu d'années, sa sociologie en fut transformée : le modèle intellectuel des free-masons l'emportait définitivement sur le modèle communautaire et corporatif des simples artisans. Un autre destin s'ouvrait alors pour la franc-maçonnerie moderne.
Le bilan est sans équivoque : la maçonnerie spéculative a surgi à la fin du xviie siècle, dans le sillage de la révolution scientifique et de la « crise de la conscience européenne » qui a, selon la formule de Paul Hazard, bouleversé toute la pensée entre 1680 et 1720. Elle s'est d'abord établie en Angleterre, dans un pays renonçant, après cent cinquante ans de guerre civile quasi permanente, aux déchirements dynastiques et religieux, avant de s'élancer vers l'Europe mais aussi vers les colonies américaines où elle connaîtra un destin sans égal.
Religion sans dogme, Église sans sacrement, la maçonnerie spéculative, au seuil du xviiie siècle, va ainsi conquérir le monde autour de quelques notions simples : la tolérance, la fraternité, la raison. Bien éloignée, en apparence, des modestes ouvriers des chantiers médiévaux et des humbles boutiquiers de 1717, mais pourtant encore proche d'eux : la franc-maçonnerie leur doit son cadre rituel, ses symboles, ses usages de sociabilité et ses codes.
Il ne lui restait plus qu'à leur emprunter une légende de fondation. Ce sera chose faite en 1723, grâce à un autre ecclésiastique, un presbytérien écossais choisi par Désaguliers : le pasteur James Anderson (1684-1739) qui rédigera le Livre des Constitutions, reprenant les bases mythiques des Anciens Devoirs en les enrichissant de développements nouveaux, au profit de la jeune Grande Loge désormais dotée d'une histoire « immémoriale ». La création d'une Grande Loge en Irlande en 1725, en Écosse en 1736, prouvera que le modèle était convainquant.
Deux fausses pistes : le compagnonnage et l'ordre du Temple
Une historiographie imaginative mais peu documentée a également proposé, pour rendre compte des origines de la franc-maçonnerie moderne, deux thèses fort populaires dont la critique récente a pourtant fait justice.
L'évocation du compagnonnage peut sembler naturelle et de bon sens. La ressemblance est cependant trompeuse. Avant la fin du xviiie siècle nous n'avons que très peu d'informations fiables et précises sur l'organisation et les coutumes du compagnonnage, né à la fin du Moyen Âge en réaction contre le pouvoir des corporations et des maîtres, c'est-à-dire des employeurs. On sait en revanche que nombre d'usages symboliques et rituels aujourd'hui en vigueur dans le compagnonnage résultent d'emprunts massifs faits à la franc-maçonnerie – et non l'inverse – au cours du xixe siècle, époque à laquelle l'institution des compagnons a pris sa morphologie définitive.
S'agissant de l'ordre du Temple, aboli en 1312 sous les coups conjugués du roi de France Philippe IV le Bel et du pape Clément V, l'idée qu'il aurait secrètement subsisté pour donner naissance à la maçonnerie s'est formée au cours du xviiie siècle. Il s'y associa la conviction qu'un enseignement secret était dispensé aux templiers et qu'il avait existé un « ésotérisme du Temple » : cette croyance n'a jamais reçu la moindre confirmation documentaire et tous les spécialistes de l'histoire de l'ordre s'accordent pour n'y voir qu'une légende tardive et sans fondement. Du reste, en 1736, si André Michel de Ramsay (1686-1743), disciple de Fénelon et de souche écossaise, franc-maçon à Londres et à Paris, assigne le premier à la franc-maçonnerie une origine chevaleresque remontant aux croisades, c'est aux chevaliers de Malte (ou de Saint-Jean de Jérusalem) qu'il pense, et non aux templiers. Cela n'empêchera nullement des francs-maçons imaginatifs de créer, dans les années 1750, plusieurs hauts grades s'inspirant d'un ordre du Temple rêvé, voire d'en revendiquer – jusqu'à nos jours pour certains – l'héritage à la fois spirituel et matériel.
Développement de la franc-maçonnerie en France
Dès 1725, une loge est fondée à Paris, rue des Boucheries, dans le quartier Saint-Germain, par quelques Anglais, Écossais et Irlandais. Les Français, d'abord des aristocrates puis de bons bourgeois, ne tarderont pas à suivre. Vingt ans plus tard, il y a plus de vingt loges dans la capitale et au moins autant en province.
À partir de 1737, l'attention du public est attirée vers la franc-maçonnerie et de nombreuses divulgations sont publiées et remportent aussitôt un grand succès : les secrets des francs-maçons s'échangèrent bientôt dans les rues de Paris. Dès 1728, un ancien grand maître anglais, le duc Philip de Wharton (1698-1731), avait été reconnu par les maçons français : dix ans plus tard, les Anglais admettaient qu'en France une Grande Loge « assumait » désormais son indépendance.
D'origine anglaise notoire et s'assemblant à huis clos, la maçonnerie ne pouvait qu'attirer l'attention du pouvoir royal. Les poursuites furent cependant très modérées. Quelques arrestations eurent lieu avec des condamnations légères. Après 1745, les perquisitions et les arrestations cesseront. Rien ne s'opposera plus à la progression de la maçonnerie : elle faisait désormais partie du paysage social.
Le 11 décembre 1743, Louis de Bourbon Condé, comte de Clermont (1709-1771), prince du sang, abbé de Saint-Germain-des-Prés, plus tard membre de l'Académie française, fut élu grand maître. On ne peut que remarquer le fait qu'un prince d'une telle extraction se soit soumis au vote d'une assemblée dont la très grande majorité était constituée de roturiers et de petits bourgeois de Paris pour qui, en retour, un tel patronage était aussi une puissante protection.
Une autre attaque, frontale cette fois, s'était pourtant produite dès 1738. Cette année-là, en effet , le pape Clément XII publia la bulle In Eminenti, excommuniant les francs-maçons. Elle ne fut que la première d'une longue suite de condamnations, d'abord en 1751 par Benoît XIV (Providas), puis à de nombreuses reprises jusqu'à la fin du xixe siècle (Humanum Genus, 1884). Au fil du temps, l'attitude de la maçonnerie à l'égard de l'Église évoluera sensiblement, mais les griefs formulés par le Saint-Siège, en revanche, ne varieront pas : relativisme, tolérance à l'égard des autres confessions, et surtout la pratique du secret, considérée comme nécessairement suspecte, seront les bases constantes de l'antimaçonnisme catholique. Il s'y ajoutera l'accusation, généralement infondée, de comploter contre les pouvoirs civils : leurs Constitutions en font expressément défense aux maçons.
En vertu des « libertés de l'Église gallicane », aucune bulle ne pouvait avoir d'effet en France, ni, par conséquent, obliger en conscience les catholiques français, si elle n'était enregistrée en Parlement. Celui de Paris, de sensibilité janséniste, ne se soucia jamais d'y procéder. La maçonnerie vécut ainsi, tout au long du xviiie siècle, dans une situation paradoxale à l'égard du catholicisme. Condamnée par Rome, elle put néanmoins prospérer au royaume du « roi très chrétien » et accueillir en son sein des milliers de catholiques mais aussi de nombreux ecclésiastiques, généralement abbés de cour et prêtres mondains mais parfois aussi curés de paroisse. Il y eut même des loges dans des couvents.
Vers la fin du siècle, la maçonnerie possédait un bilan assez brillant. Elle avait attiré diverses classes de la société, bénéficié de la protection des princes, lassé la police et convaincu le pouvoir royal de la laisser se développer. On y parlait de vertu, on y célébrait les beaux-arts et l'on y pratiquait largement la bienfaisance. Ce style s'était du reste largement imposé comme un modèle dans toute l'Europe maçonnique, bien plus sans doute que celui de l'Angleterre qui demeurait pourtant la « mère patrie » de la maçonnerie.
Apparition des hauts grades
La maçonnerie pratiquée en Écosse à la fin du xviie siècle ne comportait que deux grades : apprenti entré (entered apprentice) et compagnon du métier (fellowcraft). Vers 1725, dans des circonstances encore partiellement obscures, un nouveau grade fut introduit à Londres, celui de maître maçon (master mason). Nul ne sait quand ce nouveau grade fut connu en France puisque nul document rituel ne nous est parvenu pour la période 1725-1737. Tout porte à croire qu'à la fin de cette période les maçons parisiens pratiquaient habituellement le troisième grade. La nouveauté fut cependant qu'ils ne s'en tinrent pas là.
L'origine des hauts grades est assurément complexe et demeure controversée. Les plus anciens sont attestés dès le début des années 1740 à Paris : maître élu, maître parfait, maître écossais. La liste s'allongera tout au long du siècle et des dizaines de nouveaux grades seront créés. De ces créations vont naître les « rites » maçonniques (rites français, rites écossais, rites égyptiens), impressionnantes échelles de grades, constructions idéales exprimant toutes les sensibilités intellectuelles du monde maçonnique, du rationalisme des Lumières à la séduction des mystères de l'Orient.
Invention apparemment française, les hauts grades prospéreront dans toute l'Europe. Leur développement explique en grande partie les querelles autant que les progrès de la maçonnerie tout au long du xviiie siècle. En France, ils permirent bientôt à des bourgeois, portant l'épée en loge, d'accéder à la chevalerie maçonnique, succédané de noblesse. En 1744, une divulgation nous apprend en effet : « Que l'on soit Gentilhomme ou non, on est toujours annoncé pour tel parmi les Francs-Mâçons : la qualité de Freres qu'ils se donnent entr'eux les met tous de niveau pour la condition. » Sans donner à ces mots plus d'importance qu'ils n'en ont et y voir le premier acte d'une révolution politique qu'ils n'annonçaient pas, observons néanmoins qu'ils témoignaient d'une attitude sociale et morale d'un type nouveau.
D'une révolution à l'autre
Tout au long du xviiie siècle, la maçonnerie est en effet loyaliste, respectueuse des pouvoirs mais traversée par toutes les opinions de son temps. Dans ses loges, réunissant au total plus de trente mille membres, se sont côtoyés des aristocrates et des bourgeois, des abbés de cour et quelques philosophes, vivant ensemble et proclamant sans cesse dans leurs travaux, leurs chansons et leurs banquets des principes d'égalité, de fraternité et de tolérance.
De ces constatations est née une interrogation : la diffusion de la franc-maçonnerie ne serait-elle pas l'une des causes de la Révolution française qui consacrera ses idéaux civiques ?
Les faits semblent peu militer en faveur de cette thèse : dès le courant de l'année 1793, les loges sont pratiquement toutes fermées. La personnalité du grand maître qui avait succédé à Louis de Clermont en 1771, Philippe d'Orléans dit Philippe-Égalité (1747-1793), personnage faible et changeant, ambitieux et finalement velléitaire, ne fait rien à l'affaire : lui-même, en 1793, reniera publiquement la maçonnerie. Dans les diverses assemblées où ils furent présents, les maçons de tous les ordres s'opposèrent souvent et défendirent leurs droits et leurs privilèges de classe, bien plus qu'un programme politique visant à l'établissement de quelque démocratie universelle.
Sous l'Empire, devenue en tant qu'institution l'un des ornements du régime, la maçonnerie fera du reste son entière soumission avant de se rallier sans hésiter aux Bourbons restaurés en 1815. Si, en 1830, un franc-maçon célèbre, le marquis de La Fayette (1754-1837), joua un rôle important, la franc-maçonnerie elle-même demeura dans ses temples. Dix-huit ans plus tard, lors de la révolution de 1848, elle se résolut pourtant à en sortir. Ce fut une étape marquante et un tournant de son histoire.
Franc-maçonneries latine et anglo-saxonne
Pendant que la France, devenue la « fille aînée de la maçonnerie », rayonnait sur l'Europe, la Grande-Bretagne avait conservé le magistère maçonnique des origines : la Grande Loge unie d'Angleterre, fondée en 1813, était avec le Trône et l'Église d'Angleterre l'un des trois piliers de l'Empire. Au cours du xixe siècle, conjuguant les oppositions politiques entre Paris et Londres et les divergences culturelles entre une nation insulaire, protestante et communautariste et un vieux pays catholique et absolutiste devenu en une génération le fer de lance d'un idéal républicain, laïque et universaliste, un conflit maçonnique va se nouer.
Lorsque, en 1877, au terme de cette évolution intellectuelle et morale, le Grand Orient de France décide de renoncer pour ses membres à l'obligation de croire en Dieu, la maçonnerie anglaise saisit l'occasion pour consommer officiellement la rupture. De cette époque date une opposition mondiale entre, d'une part, la maçonnerie anglo-saxonne dite « régulière », théoriquement apolitique – ou simplement politiquement correcte –, surtout soucieuse de respectabilité sociale, se fondant sur une morale d'essence religieuse, et, d'autre part, une maçonnerie « latine » conduite par la France, libérale en matière religieuse, progressiste en politique et désireuse de changer la société. Pendant toute la IIIe République, son combat s'identifiera à celui de la République dont elle sera à la fois l'Église et le parti. De là proviendra l'image, classique en France mais incompréhensible en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, d'une franc-maçonnerie radicale-socialiste et anticléricale qui correspondra à une certaine réalité jusqu'à la fin des années 1930 : le Frère Voltaire fut son idole, le Frère Émile Littré (1801-1881) son philosophe, le Frère Jules Ferry (1832-1893) son modèle politique, tandis que la séparation des Églises et de l'État et la création de l'école laïque furent ses deux actions d'éclat.
Pour ces raisons l'antimaçonnisme, en France, sera d'extrême droite, qui rassemblera ses principaux ennemis sous le vocable de « judéo-maçonnerie » : la persécution opérée pendant les années 1940-1944 par le régime de Vichy et les autorités d'occupation – entraînant la mort de plusieurs centaines de francs-maçons – laissera dans la conscience maçonnique des traces durables. Dégrisée par cette violence qu'elle n'avait pas imaginée possible, la franc-maçonnerie française, au tournant des années 1950 et jusqu'à nos jours, put s'engager dans la troisième phase de son histoire : cherchant un équilibre à géométrie variable entre démarche initiatique intime et engagement citoyen, elle s'est efforcée, depuis lors, de gérer la complexité qui fut dès ses origines son caractère le plus frappant.
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Écrit par
- Roger DACHEZ : historien de la franc-maçonnerie, président de l'institut maçonnique de France
- Luc NEFONTAINE : docteur en philosophie et lettres, directeur de la chaire Théodore-Verhagen de l'Université libre de Bruxelles
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