ÉPIDÉMIES ET PANDÉMIES
Épidémies et pandémies à l'époque moderne
Les grandes découvertes ouvrent une ère nouvelle dans l'histoire des épidémies. Les migrations européennes, les échanges intercontinentaux noués puis accrus, la traite des Noirs modifient toutes les données anciennes. À l'« œcuménisation » des maladies, aux nouvelles routes de propagation correspondent attitudes et moyens de lutte nouveaux et un chapitre neuf dans cette internationale confrontation de l'homme et de la maladie épidémique.
En Europe
Dans l'Europe des xvie et xviiie siècles se trouvent ainsi en présence maladies anciennes et maladies nouvelles.
La grande épidémie reste celle de peste. Sans doute les témoins ont-ils tendance à définir ainsi chaque mortalité infectieuse exceptionnelle, et toutes les épidémies ne sont-elles pas de peste. Les ravages de celle-ci sont d'ailleurs très variables, suivant les lieux, les époques. L'épidémie anglaise s'arrête aux pays baltiques. Les hauts plateaux allemands restent fréquemment indemnes. En France, le Languedoc a la réputation d'être « la province la plus pesteuse du royaume » : elle y demeure à peu près annuelle de 1481 à 1516. La terrible peste de 1599-1602 qui ravage l'Aragon, le Levant, la Castille et l'Andalousie épargne à peu près la Catalogne. Les itinéraires de propagation eux-mêmes varient. Si, en Espagne, l'épidémie vient généralement de l'est et du sud, en 1599 elle arrive par le nord et cette voie inhabituelle en augmente les désastres.
Le rythme de la maladie est aussi imprévu et irrégulier que sa marche. Ici l'attaque est courte et virulente, là elle s'étend sur des années, prélevant sa dîme en de brusques retours offensifs. À Barcelone, elle dure douze ans, de 1558 à 1570 ; à Palerme, dix ans, entre 1590 et 1600. Le fléau semble avoir particulièrement sévi en Europe dans le dernier quart du xvie siècle. Il frappe alors avec une extraordinaire ampleur, surtout dans les villes, premières et principales victimes. Le tiers et jusqu'à la moitié de la population peut disparaître en quelques mois : Venise en 1575-1577 perd 50 000 habitants, Messine 40 000 et Barcelone, en quelques mois de 1589, près de 12 000 habitants. En 1647-1648, le seul diocèse de Murcie compte 40 000 morts.
Avec le xviie siècle, les retours de l'épidémie s'espacent, bien qu'elle réapparaisse, de-ci de-là, en brusques éclats destructeurs : en 1653 à Toulouse, en 1665 à Londres. Moins fréquente, elle n'est pas moins sévère : la peste de 1650-1653 supprime près de la moitié des habitants de Barcelone.
La peste de Marseille, en 1720, est une des dernières grandes manifestations en France de la maladie, qui disparaît finalement d'Occident au xviiie siècle pour se replier sur l'Europe orientale (Moscou, 1783), la Méditerranée (Balkans, 1828) et l'Asie.
De même, en Europe, la lèpre est en très rapide et générale régression durant l'époque moderne. Dès la fin du xvie siècle, elle a presque disparu. Les nombreuses maladreries se vident ; leurs biens devenus inutiles sont affectés aux hôpitaux.
D'autres maladies infectieuses, avec leurs spécificités régionales ou ethniques, leur rythme propre de diffusion, voient également leurs effets s'atténuer. Telles la suette miliaire, qui avait désolé l'Angleterre du xviie siècle et frappé la Picardie à partir de 1722, ou la variole, qui reste dans toute l'Europe jusqu'à la seconde moitié du xviiie siècle la grande maladie infantile, et maintient élevé le taux de mortalité. En période d'épidémie, elle enlève à Paris jusqu'à 20 000 personnes par an.
La coqueluche – le « tac » ou le « horion » – sévit de façon épidémique aux xvie et xviie siècles surtout. En juin 1580, elle frappa 10 000 personnes à Paris et « persécuta quasi tout le royaume de France tant que l'année dura, n'en échappant quasi personne d'une ville, village ou maison » (Journal de Pierre de l'Estoile). En Suède, 40 000 enfants en seraient morts de 1749 à 1764. Autres épidémies sévères, celles du paludisme, « fond de tableau de la pathologie méditerranéenne », qui se développent en brusques accès sur l'endémie, au cours de certains travaux ou sous l'effet de conditions climatologiques favorables à la multiplication subite du vecteur.
L'épidémie est, très fréquemment, liée à la famine qui prépare son terrain en affaiblissant les hommes, en multipliant les décès et l'insalubrité. La grande année de disette de 1522 est, à Paris, celle d'une peste terrible. La mort, disait-on, s'était abattue principalement sur les pauvres. Les classes populaires, victimes d'une sous-alimentation chronique, sont un terrain privilégié pour la peste, « ce grand massacreur de mal nourris ». À Marseille, en mai 1720, lorsque la peste se répand, le blé se vend deux fois et demie plus cher que deux ans plus tôt. L'épidémie de Palerme, en 1763, est liée à la disette, qui chasse vers la ville un grand nombre de campagnards démunis de tout. Aussi bien ne peut-on, souvent, distinguer dans ces hécatombes la part de la maladie et celle de la famine. Fréquemment, l'épidémie diminue lorsqu'on recommence « à faire du pain dans les fours publics avec le blé de la nouvelle récolte ». Le paludisme recule de même avec l'élévation du niveau de vie, justifiant le proverbe toscan : « Le remède du paludisme est dans la marmite. »
Cependant de nouvelles maladies ont pris le relais des anciennes épidémies. La syphilis apparaît en Méditerranée à la fin du xve siècle, avec la découverte de l'Amérique précolombienne. « Vengeance des vaincus », elle se propage rapidement au tout début du xvie siècle, rayonnant à partir des foyers urbains du plaisir vénal. En quelques années, elle contamine toute l'Europe, prenant, après une phase aiguë, une forme atténuée, mais qui affecte la masse de la population. Au xviiie siècle, les maladies nouvelles continuent de se répandre.
La mondialisation des épidémies
Si l'Europe reçoit, elle « exporte » également dans les continents avec lesquels elle se trouve désormais en relations suivies : la mondialisation des épidémies est le grand fait nouveau. On connaît encore mal l'histoire des épidémies hors d'Europe à l'époque moderne, ainsi que l'influence qu'elles ont pu avoir sur l'évolution de certaines sociétés.
Particularités climatiques, obstacles géographiques, dispositions ethniques ont différencié des aires de même complexe pathogène vivant au même rythme d'épidémies récurrentes. Le Sahara a joué le rôle d'écran entre le monde méditerranéen et le domaine africain des maladies tropicales. Ces originalités sont renforcées par les réactions particulières des populations. L’adaptation des populations noires à la fièvre jaune est un des premiers faits signalés par les voyageurs. La sensibilité au paludisme est très variable également : très grande chez les Micronésiens et les Polynésiens, elle est presque nulle chez les Mélanésiens. En l'absence de toute frontière géographique, on peut ainsi suivre de véritables frontières nosologiques entre les populations.
Dans l'isolement ancien, chaque maladie épidémique a son destin propre. L'immunité acquise des populations, les liens périodiques entre certains groupes humains créent des paysages pathogènes changeants. L'équilibre demeure toujours instable entre l'immunité acquise et la sensibilité aux endémies et épidémies. Le visage de santé de chaque groupe se modifie suivant les époques.
Avec les grandes découvertes et l'« européanisation » du monde, le tableau se modifie profondément. De nouvelles maladies sont diffusées : la variole atteint l'Amérique, la tuberculose se répand en Afrique. Chaque brèche dans l'isolement précédent apporte un taux plus élevé de décès, la nouveauté des infections importées les rendant d'autant plus meurtrières pour des populations non immunisées. Certaines populations de l'océan Pacifique restées longtemps à l'écart des grands échanges sont pratiquement détruites lorsqu'elles entrent en contact avec les Européens. Les Indiens du Canada sont décimés, au début du xviie siècle, par la variole qu'ils ignoraient. Le paludisme, inconnu jusqu'alors en Indonésie, ravage Batavia avec une brutalité sans pareille en 1732. Ces désastres causés par les maladies infectieuses sur un terrain vierge se retrouvent constamment, jusqu'à la lente acquisition d'une immunité chez les survivants ; alors s'établit un nouvel équilibre.
Curtin a montré le rôle de la traite des Noirs dans cette mondialisation des épidémies : aller d'une rive à l'autre de l'Atlantique, c'est changer d'environnement pathologique, échanger les germes. Cet interchange des maladies reste encore aussi complexe que le problème des rapports de l'épidémiologie et des groupes humains.
Les répercussions sur la société
Les épidémies ont des répercussions sur toutes les formes de la vie des sociétés. La dialectique de la vie et de la mort s'exalte lors de ces grandes coupes claires. Les éphémères survivants se ruent vers l'extase religieuse ou la frénésie amoureuse.
Les rues jonchées de morts, les charrettes débordant de cadavres, les charniers, la brutalité des décès suscitent l'horreur. Les esprits les plus sains se troublent. Épidémies et terreurs collectives s'alimentent réciproquement. Les psychoses se répandent d'autant plus que les mentalités collectives sont dominées par un sentiment permanent d'insécurité. La psychologie de la peur fait que « la maladie rend plus cruels les uns pour les autres ».
L'épidémie a toujours des effets économiques. La peste de 1599-1602, qui inaugure la crise démographique du sud de l'Espagne, renforce au profit de la Catalogne indemne le rapport des forces vives. La Castille, « centre fédérateur de la puissance espagnole, est atteinte irréversiblement ». L'épidémie rompt brusquement des rapports commerciaux traditionnels ; quarantaines, interdits, surveillances diverses bouleversent les échanges. Elle souligne, aussi, l'inégalité des classes sociales devant la mort. Les gens aisés peuvent rapidement se mettre à l'abri, loin des foyers de contagion. Les basses classes paient le plus lourd tribut. Les antagonismes sociaux s'exacerbent dans la peur commune. Parfois, l'épidémie est telle que les cadres administratifs sont décimés : à tous les niveaux, le personnel de fonctionnaires et la bourgeoisie cèdent la place ; une immense relève a lieu. L'opposition historique des générations s'en trouve accentuée et ses effets aggravés.
Mais c'est, évidemment, dans le domaine de la démographie que les conséquences des épidémies sont le plus importantes. La mortalité peut être telle que certains villages ne s'en relèvent pas. Ailleurs, les brusques accroissements de décès entraînent l'année suivante l'augmentation des mariages. Les héritages, même modestes, permettent de se mettre en ménage. En 1637 à Vérone, au lendemain de la peste, les soldats de la garnison, assez nombreux à avoir échappé à l'épidémie, épousent les veuves plus ou moins riches héritières. L'élévation des naissances suit ainsi, régulièrement, le développement de la mortalité. Dans la démographie ancienne sont liés les trois mouvements : montée des prix, poussée de mortalité, accroissement de natalité.
Ces crises modifient l'âge moyen des groupes humains. La fin du xviie siècle, avec la recrudescence du paludisme, de la variole, du purpura, marque un minimum de la durée moyenne de vie, qui remonte au cours du xviiie siècle.
Comme la famine et les guerres, les épidémies sont génératrices de brusques migrations qui secouent les ordres établis. Errants et vagabonds pullulent. Misère et banditisme prolongent l'horreur des épidémies. Les riches des villes s'effraient et se protègent par interdits et expulsions. Les désastres sont particulièrement grands lorsque l'épidémie suit les armées, comme il est fréquent pour le typhus et ravage certaines campagnes plus que les combats.
Toute agglomération fortuite d'humains favorise l'éclosion des maladies épidémiques : foires, cheminement des caravanes, pèlerinages.
La lutte contre les épidémies : les mesures d'isolement
Le caractère effrayant de l'épidémie justifie les mesures sévères de protection ; la société, pour se défendre, mobilise toutes ses contraintes. Les formes de la lutte sont étroitement liées aux origines attribuées à la maladie. On la rattache à des forces surnaturelles : c'est la colère divine, marquée par les signes prémonitoires dans les astres. La peste de 1665 s'annonce ainsi par le passage de la Comète. Les premières mesures consistent donc à apaiser l'irritation divine : pénitences, processions, offices, prières. On croit aussi au rôle des sorciers, au complot des riches, des étrangers, des juifs : en même temps que l'épidémie naissent la suspicion et la peur, qui flambent en haine de classes ou de « races ».
Cependant, l'influence de la contagion est tôt pressentie. Dès 1580, un arrêt de la cour de Paris défend à toute personne de vendre, en temps d'épidémie, meubles et effets. En 1637, lors de la peste de Gênes, on brûle les linges des malades, on immerge les corps. Des mesures de protection, la plus générale est donc l'isolement. Isolement des malades, de leur maison, de leurs proches, des rues et des quartiers affectés, ou concentration des pestiférés dans des tentes hors des murs (Paris, 1585). Isolement aussi de la ville ou de la province encore indemne des foyers contagieux. La notion que la peste était importée de l'Est s'imposa en Europe dès le Moyen Âge. Les Vénitiens, les premiers, s'efforcèrent de se protéger en obligeant les navires et les particuliers, provenant de l'Orient suspect, à subir la quarantaine. Ces premiers règlements arrêtés en 1484 furent progressivement adoptés par les autres pays. La période de quarantaine varie pour les navires suivant la nature de leur patente de santé, nette, suspectée ou brute, suivant que le port d'origine est indemne, menacé ou touché. Les patentes furent admises dans les ports méditerranéens au milieu du xviie siècle. Le Royaume-Uni ne réglementa systématiquement la quarantaine qu'à la suite de la terrible peste de Marseille en 1720. La rigueur de ces mesures d'isolement est parfois extrême ; ainsi entre 1580 et 1584, Barcelone suspend pratiquement tout échange avec Marseille, Gênes, le Portugal, l'Andalousie.
Dans les ports, les lazarets permettent aux passagers de purger leur quarantaine sans toucher la ville, et aux produits d'être purifiés par le soufre et le vinaigre. Les lazarets de Livourne, Gênes, Marseille comptent, au xviiie siècle, parmi les plus remarquables d'Europe.
Les gouvernements s'intéressent, progressivement, de plus près à la lutte contre les maladies et Johana Peter Frank déclare dans son Système de politique médicale, paru en 1799, que le maintien de la santé publique est l'un des devoirs de l'État.
Le cantonnement de la peste est un des plus grands succès de l'Europe classique et contribue à la disparition de l'épidémie. À partir de 1720, on n'observera plus en France que des cas sporadiques de la maladie, comme l'épisode de la peste des chiffonniers, à Paris, en 1920.
Dans d'autres domaines, les progrès sont également sensibles. Le goût et la volonté d'observation et d'expérimentation qui caractérisent les sciences de la vie au siècle des Lumières permettent d'identifier les maladies, de dégager les traitements favorables.
La première victoire proprement médicale est remportée sur la variole. Les observations faites à Constantinople amènent à provoquer l'immunisation par l'inoculation de la maladie. Jenner fut conduit, en 1768, à penser que l'inoculation du cow-pox, ou vaccin, pourrait mettre sans danger à l'abri de la variole. Sa première vaccination, tentée le 14 mai 1796, marque un progrès décisif dans la défense contre les épidémies.
Progressivement sont abandonnés les remèdes extravagants du passé et utilisés de nouveaux produits et de nouvelles méthodes. Le mercure permet de traiter la syphilis. On commence à employer en Espagne et en Italie l’écorce de quinquina contre le paludisme. À Venise et à Naples, une législation nouvelle invite à isoler les tuberculeux et à assainir les chambres où ils sont morts (1767). En fait, l'atténuation, au cours du xviiie siècle, des anciennes maladies infectieuses européennes est due à un ensemble de facteurs dont le rôle exact reste mal défini : moindre virulence des germes, immunisation progressive de certaines populations, amélioration des mesures de protection, meilleure alimentation. Cette grande modification dans les rapports de l'homme et de la maladie est un fait essentiel de l'histoire européenne du xviiie siècle.
Sans doute survivent les recours aux sorciers, aux pratiques rituelles. Cependant certains traitements d'observation ne sont pas sans effets. Tout ce domaine de la connaissance et des pratiques médicales utilisées contre les épidémies dans les sociétés traditionnelles demeure un vaste champ encore peu étudié.
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Écrit par
- Jacqueline BROSSOLLET : archiviste documentaliste à l'Institut Pasteur, Paris
- Georges DUBY : de l'Académie française
- Gabriel GACHELIN : chercheur en histoire des sciences, université Paris VII-Denis-Diderot, ancien chef de service à l'Institut Pasteur
- Jean-Louis MIÈGE : professeur émérite d'histoire à l'université de Provence
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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