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DREYER CARL (1889-1968)

Montage et mobilité

À cette époque, le montage règne impérieusement sur le cinéma mondial. Le Danois Dreyer – né et mort à Copenhague –, qui a abordé sa carrière par cette technique, se soumet à sa nécessité. La Passion de Jeanne d'Arc est morcelée en un très grand nombre de plans.Mais déjà une caméra très mobile, habile à recadrer un geste vif, semble détruire à l'intérieur de certains plans le bel ordre du montage et des cadrages. À l'autre bout de l'œuvre, Gertrud montre l'issue de cette contradiction : ici la caméra s'installe devant des personnages qui parlent, généralement l'un assis, l'autre debout, l'un derrière l'autre comme s'ils n'osaient pas s'affronter. Pendant des minutes interminables, cette caméra recadre imperceptiblement un personnage qui change de place dans le cadre. Le plan dure. Ce sont les personnages qui conduisent le film. Jamais n'a été aussi forte au cinéma l'impression d'une pesanteur qui écrase les êtres. Pesanteur des conventions sociales, religieuses, aussi bien dans le xviie siècle de Dies irae que dans le monde rural d'Ordetou la bourgeoisie 1900 de Gertrud. Un carcan de plomb étouffe tout ce qui pourrait être un cri du cœur. Le silence forcé où se mouvaient les fantômes humains de La Passion de Jeanne d'Arc, Dreyer a su le retrouver dans une maîtrise étonnante et immédiate du cinéma parlant. Cet univers feutré où l'on parle sans cesse est le lieu le moins propice à l'éclosion d'une parole véritable, d'un aveu, d'une confession jaillie de l'âme et susceptible d'être entendue. N'oublions pas qu'Ordetsignifie la « Parole » et que tous les films de Dreyer – y compris Jeanne d'Arc, qui est aussi paradoxalement un long dialogue muet – suggèrent l'enlisement, l'asphyxie de la parole. La brume et la pénombre de Vampyr, les regards hautains et accusateurs des vieillards de Dies irae, les tête-à-tête torturants de Gertrud créent le milieu le plus hostile au surgissement d'un dialogue.

Cette tension entre les personnages est immédiatement perceptible. Elle serait de peu d'intérêt si elle ne se révélait en définitive comme l'écho d'un ensemble de tensions plastiques, formelles, capables de nous bouleverser à notre insu pour peu qu'on se laisse porter par l'extraordinaire construction de chacun de ces films. Il y a chez Dreyer un architecte épris d'ordre et d'équilibre. Bref, un anticinéaste, si l'on considère le cinéma comme l'art de la vie et du mouvement. L'architecture est l'art de l'éternité et de la mort. Il suffit d'avoir regardé vraiment n'importe quel cadrage de Dreyer pour ressentir à quel point l'ordre règne sur l'ombre et la lumière, sur les lignes et les regards, sur la lenteur des gestes. Le « vampyrisme » est toujours latent dans la moindre image de Dreyer. Les pasteurs inoubliables de Dies irae, avec leurs têtes de cadavres engoncées dans leurs cols, les réunions de paysans d'Ordet, les trognes grimaçantes des théologiens dans La Passion de Jeanne d'Arc, les bourgeois modernes de Gertrud portent les masques de cette mort active, omniprésente, celle-là même qui appelle les lignes à s'ordonner à l'intérieur d'un plan comme pour une liturgie funèbre.

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma

Classification

Pour citer cet article

Jean COLLET. DREYER CARL (1889-1968) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Antonin Artaud dans <it>La Passion de Jeanne d'Arc</it> - crédits : Henry Guttmann/ Getty Images

Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d'Arc

Falconetti dans <it>La Passion de Jeanne d'Arc</it> - crédits : Henry Guttmann Collection/ Hulton Archive/ MoviePix/ Getty Images

Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc

Autres références

  • ORDET (C. Dreyer)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 197 mots

    Ordet, c'est-à-dire la « Parole », ou plus exactement le Verbe dont nous parle la Bible. La puissance, après un demi-siècle, du film de Carl Dreyer (1889-1968) tient pourtant plus au silence qu'à la voix. Silence qui accompagne, sur la bande sonore du film, le moment où Johannes, le fils...

  • ORDET, film de Carl Theodor Dreyer

    • Écrit par Jacques AUMONT
    • 1 026 mots

    Avec Benjamin Christenssen à l'époque du muet et Lars von Trier récemment, Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est la seule gloire cinématographique du Danemark. Pourtant, lorsqu'en 1954 il entreprend d'adapter la pièce de Kaj Munk, Le Verbe (Ordet, 1932), il n'a plus tourné de long-métrage...

  • ÉROTISME

    • Écrit par Frédérique DEVAUX, René MILHAU, Jean-Jacques PAUVERT, Mario PRAZ, Jean SÉMOLUÉ
    • 19 774 mots
    • 7 médias
    L'érotisme, chez Pasolini, si dynamique soit-il, détruit un faux ordre, mais n'est pas ordre. Au contraire, chez Dreyer, l'amour est ordre. Amor omnia, grave sur sa tombe Gertrude (1964), l'héroïne de son dernier film, son testament. Il paraît saugrenu de parler d'érotisme à propos de l'auteur...
  • PARLANT (CINÉMA) - (repères chronologiques)

    • Écrit par Michel CHION
    • 3 201 mots

    1899 États-Unis. The Astor Tramp, « picture song » de Thomas Edison. Bande filmée destinée à être accompagnée d'une chanson chantée en salle (derrière l'écran) par des artistes invités.

    1900 France. Présentation par Clément Maurice du Phono-Cinéma-Théâtre à l’'Exposition universelle....

  • SCANDINAVE CINÉMA

    • Écrit par Daniel SAUVAGET
    • 1 755 mots
    • 2 médias
    ...scène, abandonne le mélodrame avant de s'affirmer comme un des maîtres du fantastique avec La Sorcellerie à travers les âges, tourné en Suède en 1921. Carl Dreyer, journaliste devenu scénariste à la Nordisk, dirige ses propres films à partir de 1918. Son œuvre, très personnelle et exigeante, où une sorte...
  • VAMPIRE, cinéma

    • Écrit par Jean TULARD
    • 874 mots
    • 1 média

    Le thème du vampire doit sa célébrité au cinéma. Dès le xviiie siècle, Dom Calmet avait réuni tous les éléments du mythe (monstre buveur du sang des vivants, qui ne peut mourir que d'un pieu enfoncé dans le cœur), éléments repris, au xixe siècle, par Collin de Plancy...

Voir aussi