GARZÓN BALTASAR (1955- )
Le magistrat espagnol Baltasar Garzón, appelé « super-juge » par ses admirateurs et « juge étoile » par ceux qui l'envient ou critiquent ses méthodes, n'a pas acquis une renommée internationale par sa seule capacité de travail ou la médiatisation de ses interventions. C'est la gravité même des affaires qu'il a accepté d'instruire, au péril de sa vie et de celle de ses proches, qui l'a placé en première ligne et lui ont valu de solides inimitiés tant en Espagne qu'à l'étranger.
Baltasar Garzón est né le 26 octobre 1955 à Torres, en Andalousie. Deuxième de cinq enfants, il a travaillé comme maçon, garçon de café et aidé son père, paysan devenu employé de station-service. Après avoir quitté le séminaire, il obtient une licence en droit à Séville en 1979 et commence sa carrière judiciaire en 1981. Nommé juge à Almeria en 1983, puis inspecteur délégué pour l'Andalousie en 1987, il entre l'année suivante à la cinquième chambre d'instruction de l'Audience nationale à Madrid.
Le juge Garzón s'est d'abord fait connaître par sa contribution au démantèlement de réseaux mafieux infiltrés dans certains organismes d'État, en particulier l'unité centrale anti-drogue de la Guardia civil. Attiré par la politique, il est élu député indépendant sur la liste du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en 1993 et nommé peu après délégué du gouvernement de Felipe González pour la lutte anti-drogue. Vite déçu par l'absence de politique claire contre la corruption, il démissionne et renonce à son siège de député en mai 1994.
Juge des plus zélés dans la lutte contre l'organisation terroriste basque ETA et ses relais politiques et sociaux, il obtient la reconnaissance de l'opinion publique et la rancune des milieux indépendantistes. Mais il contribue aussi à la condamnation des membres du gouvernement socialiste qui menèrent la « sale guerre » contre l'ETA, le ministre de l'Intérieur José Barrionuevo et le secrétaire d'État à la Sûreté, Rafael Vera, instigateurs des Groupes armés de libération (GAL), escadrons de la mort responsables de multiples séquestrations et assassinats entre 1983 et 1987. Pour prévenir les pratiques de torture policière, il est à l'origine d'un protocole portant son nom qui prévoit l'enregistrement vidéo permanent des supects de terrorisme maintenus au secret ainsi que la visite d'un médecin de leur choix.
Mais ce qui rendit mondialement célèbre le juge Garzón fut le mandat d'arrêt international pour crime contre l'humanité qu'il délivre le 18 octobre 1998 à l'encontre du dictateur Augusto Pinochet, alors hospitalisé à Londres. L'acte est approuvé par un arrêt d'assemblée de la Chambre pénale de l'Audience nationale le 5 novembre. Il fait date dans l'histoire de la lutte contre l'impunité juridique des chefs d'État ou de gouvernement tortionnaires. Pour appliquer le principe de juridiction universel en matière de crimes de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, Baltasar Garzón tire un maximum d'effet des compétences et des pouvoirs reconnus au juge national par les conventions internationales.
Dans la lutte contre le terrorisme, il lance un autre mandat d'arrêt international retentissant, contre Oussama ben Laden et trente-quatre autres membres d'Al-Qaida, le 18 septembre 2003. Mais, au nom du même droit international, il s'oppose publiquement à la guerre contre l'Irak – soutenue à l'époque par le gouvernement Aznar – ainsi qu'aux méthodes de lutte antiterroriste employées par Washington. Un message de l'ambassade américaine à Madrid rendu public par WikiLeaks en décembre 2010 le taxe pour cela d'anti-américain. Son ouverture, en mars 2009, d'une enquête pour torture infligées à plusieurs détenus de Guantánamo, parmi lesquels des ressortissants espagnoles, déclenche de fortes pressions de l'administration Obama. Le gouvernement espagnol est contraint de réformer sa législation en septembre 2009, privant de l'essentiel de ses effets le principe de juridiction universelle.
Après la mort de Franco en 1975, les crimes commis par le régime dictatorial ne firent l'objet ni d'enquêtes ni de procès. La restauration démocratique espagnole passa par une loi d'amnistie générale, votée le 15 octobre 1977, qui libérait tous les condamnés politiques mais enterrait dans la foulée tout le passé franquiste, renvoyant dos à dos victimes et bourreaux. Trente ans plus tard, la « loi de Mémoire historique » du 21 octobre 2007 permit enfin aux descendants de quelque 100 000 « disparus forcés » durant la guerre civile et sous la dictature de requérir l'aide des autorités pour la localisation de centaines de fosses communes, la comptabilisation des victimes et leur identification.
Le juge Garzón déchaîne sur lui l'hostilité de tous les partisans de l'oubli le 16 octobre 2008, le jour où il se risque à ouvrir la première instruction pour crimes contre l'humanité en Espagne et ordonne les exhumations de dix-neuf fosses communes. L'Audience nationale rejette son initiative, lui reprochant d'ignorer la loi d'amnistie de 1977, de violer les principes de non-rétroactivité des lois pénales et de légalité des peines, ainsi que les règles de prescription de l'action pénale.
Pourtant la détention illégale en un lieu secret, ou délit de « disparition forcée », est une infraction dite continue, qui se perpétue jusqu'à la découverte de la victime, prolongeant d'autant le délai de prescription ; et le droit international lui dénie tout caractère politique, qui pourrait atténuer sa sanction. Qui plus est, si les disparitions forcées ont un caractère massif, systématique et généralisé, ce qui fut bien le cas durant la guerre civile espagnole, elles constituent un crime contre l'humanité, crime imprescriptible que ne peut effacer aucune mesure de grâce ou d'amnistie. La convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, ratifiée par l'Espagne le 24 septembre 2009, confirme tous ces principes.
Mais devant le tir de barrage déclenché au plus haut niveau de la hiérarchie judiciaire, le juge Garzón renonce le 18 novembre 2008 à poursuivre une instruction de niveau national vouée à l'échec et transmet les dossiers aux tribunaux régionaux correspondants. Malgré cela, à la suite de plaintes de groupuscules d'extrême droite (dont la Falange de las JONS, parti héritier du franquisme), une information est ouverte contre lui le 3 février 2010 par Luciano Virela, juge d'instruction près la deuxième chambre du Tribunal suprême, pour « prévarication judiciaire », c'est-à-dire ignorance délibérée de la loi. Le 14 mai 2010, deux jours seulement après le début de son procès, le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) vote à l'unanimité des membres présents (18) la suspension de ses fonctions. Dans l'attente de son jugement par le Tribunal suprême, Baltasar Garzón obtient du même CGPJ une mutation temporaire de sept mois renouvelables comme assesseur auprès du procureur de la Cour pénale internationale à La Haye, Luis Moreno Ocampo.
Le 9 février 2012, le juge Garzón est condamné par le Tribunal suprême de Madrid à onze ans d'interdiction d'exercer pour avoir ordonné des « écoutes illégales », dans le cadre d'une enquête sur un réseau de corruption impliquant des élus du Parti populaire (au pouvoir depuis 2011). Il est cependant acquitté par le même tribunal, le 27 février 2012, de l'accusation de prévarication judiciaire qui pesait sur lui.
Sans précédent en Espagne, ces procédures contre un magistrat, ajoutées à une autre (une affaire, pourtant classée sans suite, de corruption), marque pour une majorité d'observateurs – ONU, ONG humanitaires, presse étrangère et opinion publique – une volonté de harcèlement visant à écarter un gêneur.
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Écrit par
- Luis Guillermo PÉREZ CASAS : avocat, secrétaire général de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme
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