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TECHNIQUE

À l'idée grecque de l' homme, zoon logon echon – vivant possédant le logos, le parler-penser – les modernes ont juxtaposé, et même opposé, l'idée de l'Homo faber, l'homme défini par la fabrication d'instruments, donc la possession d'outils. Les documents anthropologiques ont paru, un temps, leur donner raison, mais ce n'était qu'apparence : les galets éclatés se conservent, tandis que seules des inférences indirectes sont possibles sur la parole avant l'écriture. Les progrès de l'anthropologie permettent aujourd'hui de relativiser considérablement cette opposition (ce qui ne veut pas pour autant dire que les énigmes de l'hominisation soient résolues). Certes, le cortex des singes supérieurs montre que chez eux « articulation et gesticulation sont équipées de manière infra-humaine », mais « les possibilités physiques d'organiser les sons et les gestes existent déjà dès les premiers anthropiens connus ». « L'homme fabrique des outils concrets et des symboles [...], les uns et les autres recourant dans le cerveau au même équipement fondamental [...]. Le langage et l'outil [...] sont l'expression de la même propriété de l'homme. » Ce qu'André Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole, t. I) considère ainsi comme pratiquement certain à partir des données matérielles se rencontre avec ce que la réflexion philosophique sur la technique et le langage pourrait constater. Dans les deux cas, le même dégagement par rapport à l'immédiat est en jeu ; dans les deux cas émergent une temporalité et un ordre sui generis qui se superposent à la temporalité et à l'ordre naturels et en inversent les signes ; dans les deux cas, on a, pour parler comme Marx, une extériorisation ou « objectivation » de l'homme, qui reste inintelligible si on la coupe d'une intériorité pourtant elle-même inaccessible ; outil et parole doublent immédiatement leur existence empirique, de fait, par un eidos universel (ils ne sont outil ou parole que comme instances concrètes de cet outil, de ces mots) ; enfin, pour les deux, il y a la réalité et l'apparence de leur maîtrise par l'individu utilisateur, l'apparence et la réalité de leur maîtrise sur l'individu auquel ils préexistent et qui, sans eux, ne serait pas.

Mais, depuis bien des lustres, la question de la technique a cessé d'être simple objet de recherche scientifique ou de réflexion philosophique pour devenir source d'une préoccupation qui va grandissant. Résultat évident de l'énorme impact de la technologie contemporaine sur l'homme concret (à la fois comme producteur et comme consommateur), sur la nature (effets écologiques alarmants), sur la société et son organisation (idéologie technocratique, cauchemar ou rêve paradisiaque d'une société cybernétisée), cette préoccupation reste massivement marquée, au niveau sociologique, d'une duplicité profonde. L'émerveillement devant les artefacts, la facilité avec laquelle le commun des mortels comme les « prix Nobel » se laissent emprisonner dans de nouvelles mythologies (les « machines qui pensent » – ou « la pensée comme machine ») accompagnent, souvent chez les mêmes, une clameur qui monte contre la technique rendue soudain responsable de tous les maux de l'humanité. La même duplicité se manifeste sur le plan socio-politique, lorsque la « technicité » sert de paravent au pouvoir réel, et que l'on maudit les « technocrates » auxquels on serait pourtant prêt à confier la solution de tous les problèmes. Ici s'exprime simplement l'incapacité de la société de faire face à son problème politique. Mais il n'en va pas autrement de l'attitude globale à l'égard de la technique : la plupart du temps, l'opinion contemporaine, courante ou savante, reste empêtrée dans l'antithèse de la technique[...]

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Classification

Pour citer cet article

Cornélius CASTORIADIS. TECHNIQUE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • TRAVAIL/TECHNIQUE (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 943 mots

    Le travail humain est-il dès l’origine « technicien », ou est-il devenu technique au fil des millénaires ? Parce que les liens entre le travail et la technique n’ont cessé d’évoluer au cours de l’histoire, une réponse univoque ne peut être donnée. Pour Aristote (env. 385-322 av....

  • MÉDIUM ET TECHNIQUE(arts)

    • Écrit par Jean-Pierre MOHEN
    • 1 117 mots

    Rapprocher les notions de « médium » et de « technique » revient à s'intéresser à deux aspects de la création, celui du moyen de communication (medium en latin) et celui de la genèse de l'œuvre (technè en grec signifie technologie et intention théorique). Or la relation entre...

  • ARCHITECTURE CONTEMPORAINE - Construire aujourd'hui

    • Écrit par Antoine PICON
    • 6 531 mots
    • 3 médias

    Plus encore que d'autres dimensions de la discipline architecturale, le rapport de l'architecture aux techniques témoigne de l'épuisement des idéaux modernistes, tels qu'ils avaient été formulés au début du xxe siècle par des architectes comme Gropius, Mies van der Rohe et...

  • AUTOMATISATION

    • Écrit par Jean VAN DEN BROEK D'OBRENAN
    • 11 882 mots
    • 12 médias
    Une automatisation est une technique ou un ensemble de techniques ayant pour but de réduire ou de rendre inutile l'intervention d'opérateurs humains dans un processus où cette intervention était coutumière. Il n'y a évidemment pas automatisation lorsque l'opérateur humain est remplacé par la force animale,...
  • CITÉ DES SCIENCES ET DE L'INDUSTRIE

    • Écrit par Michel VAN-PRAËT
    • 1 714 mots
    • 2 médias
    ...éclairer les grandes problématiques contemporaines auxquelles les sociétés sont confrontées ; montrer les capacités françaises en matière scientifique, technique et industrielle. La volonté de souligner le caractère innovant de la future institution conduit peu après à remplacer le terme de « Musée »...
  • CIVILISATION

    • Écrit par Jean CAZENEUVE
    • 7 138 mots
    • 1 média
    Ledéveloppement des techniques est aussi un fait aisément observable. Les préhistoriens ont d'ailleurs pris ce phénomène comme base de leurs classifications, non seulement parce qu'ils ne trouvent guère dans les vestiges exhumés d'autres signes distinctifs d'évolution, mais aussi parce que les formes...
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