Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SOHRAWARDĪ ou SUHRAWARDĪ SHIHĀBODDĪN YAHYĀ (1155-1191)

La philosophie orientale

Contrairement à la tradition péripatéticienne, qui veut que la totalité des existants forme une gradation homogène de substances, Sohrawardī pense que « les choses se divisent en ce qui est lumière dans la réalité essentielle de soi-même » et ce qui est ténèbre. Il donne ainsi une dignité métaphysique à un sentiment gnostique de la vie, fondé dans la reconnaissance d'un mal radical : « Combien résistent aux messages de leur Seigneur ! Sa force victoriale les saisira, abolissant jusqu'à leurs traces. Ils seront renversés, rejetés dans l'opprobre, vers l'arène du mal, rampant sur le feu et aspirant au retour. » À cette expérience correspond celle des réalités suprasensibles, que perçoivent les Parfaits : « Tantôt ces formes se présentent à eux comme ces figures qui sont dues à l'art le plus délicat des peintres [...]. Tout ce que l'on perçoit en songe, montagnes, océans et continents, voix extraordinaires, individus, tout cela fait autant de figures et formes subsistantes [...]. Celui qui meurt à ce monde-ci rencontre la vision du monde de la lumière sans avoir à faire un mouvement, parce qu'il est lui-même dans le monde de la Lumière. » La réalité est ainsi le théâtre d'un conflit entre deux polarités antagonistes : la ténèbre et la lumière, soit ce qu'il y a de plus manifeste, présence de l' être à soi-même, vie et connaissance de soi ; cette lumière est l'Orient, c'est-à-dire l'origine de toute vie et le principe de toute liberté. Sohrawardī montre, en effet, que tout existant est nécessairement conscience de soi et que son existence est synonyme d'autarcie, que la lumière en lui est autosuffisance. L'Occident, par contre, désigne la pauvreté d'être, la dépendance et, à la limite, la ténèbre insistante de la dispersion matérielle, de la mort, de la souffrance, de l'oppression. Elle est ce qui caractérise les barzakh. Par ce terme, que l'on rencontre dans le Qorān, Sohrawardī désigne « l'entre-deux », c'est-à-dire tout ce qui a une dimension spatiale et qui souffre, par conséquent, d'une pluralité et d'une opacité interne qui font écran à l'effusion lumineuse : il rend ainsi sensible la pesanteur ontologique de la matière corporelle et hiérarchise les êtres selon le degré de subtilité ou de densité qui les caractérise. Entre la pure matière, qui est ténèbre sans limite, et la lumière des formes qui vont organiser l'univers, il y a donc cet énigmatique moment des découpes corporelles, qui ne doivent rien encore aux lumières spirituelles, mais qui ne sont déjà plus le multiple informel de la matière. Tels sont les corps, « substances de nuit et de mort », hostiles à la guidance, au gouvernement, que les âmes, lumières régentes, leur imposent, petits segments de non-être positif, qui militent contre la liberté créatrice des anges qui leur sont personnellement affectés. Il est une pluralité d'êtres singuliers, il est un ange de l'eau, un ange de la terre, un ange pour chaque espèce, et encore pour chaque individu de l'espèce, de sorte que, au terme de l'émanation de ces entités lumineuses multiples, à chaque unité de ténèbre animée, ou même inanimée, correspond une lumière. Du coup, le corps n'est plus seulement ce qui fait écran à la lumière, c'est aussi ce qui justifie son action rédemptrice, le pouvoir de métamorphose où sa liberté démontre qu'elle est aussi générosité infinie. C'est pourquoi le sentiment gnostique, qui fait fuir le monde des barzakh, est aussi le sentiment de la beauté du monde sensible, beauté dont la matière n'est pas responsable, mais qu'elle reçoit, qu'elle accueille tout en la combattant, qu'elle réfléchit tout en l'obscurcissant : Sohrawardī traite la nature comme un [...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Pour citer cet article

Christian JAMBET. SOHRAWARDĪ ou SUHRAWARDĪ SHIHĀBODDĪN YAHYĀ (1155-1191) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037)

    • Écrit par Henry CORBIN
    • 8 902 mots
    • 1 média
    ...l'autre, Avicenne et Sohrawardī se servent du même terme ishrāq(illumination de l'astre à son lever, à son orient) ; c'était oublier que Sohrawardī, chef de file des Ishrāqīyūn, n'avait lui-même voulu restaurer rien d'autre qu'une philosophie ou une théosophie « orientale » (les deux...
  • ISLAM (La civilisation islamique) - La philosophie

    • Écrit par Christian JAMBET, Jean JOLIVET
    • 8 975 mots
    ...Cependant, c'est plutôt dans l'élément du soufisme que nous devons situer la plus grande révolution philosophique connue par la pensée iranienne : celle de Suhrawardī (1155-1191). Sa philosophie de l' illumination est responsable de ces trois données : d'une part la réconciliation de l'Iran pré-islamique et...

Voir aussi