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ANGELICO FRA (1400 env.-1455)

L'humanisme détourné

C'est que l'autonomie du style – au sens restrictif du terme, en histoire de l'art – n'a sans doute jamais été l'enjeu d'un peintre pour qui la peinture même était loin de constituer une fin en soi. Pour employer une catégorie théologique usuelle chez Thomas d'Aquin, chez saint Antonin et donc dans les murs du couvent de San Marco, la peinture ne pouvait être considérée que comme le modeste vestige, la trace sensible et colorée d'une vérité éminemment transcendante : vérité que le peintre ne se proposait donc jamais de représenter comme telle, seulement de suggérer, d'approcher. Cela, à l'exemple de la créature ne pouvant, dans la prière, qu'approcher le Créateur – et non prétendre le contempler face à face.

Vasari est bien conscient de cette espèce de modestie ontologique qu'un prêtre-peintre, fatalement, avait dû assigner à sa pratique. Mais, comme il prétend inventer – à tous les sens du mot – une histoire de l'art qui soit autonome, Vasari camoufle le problème, le paradoxe d'Angelico. Faisant naître le peintre en 1387, il le retient un peu dans l'ombre d'un Moyen Âge excessivement dévot... oubliant qu'il place aussi l'Angelico (dans sa biographie de Masaccio) comme l'un des artistes les plus attentifs à la « modernité » humaniste.

Car tel est bien le paradoxe : Fra Angelico retient exactement la gravité de Masaccio (comme pour renoncer aux « fioritures » gothiques d'un Gentile da Fabriano), mais il conserve les fonds d'or, les damasquinages des auréoles et des vêtements... Il s'ouvre à l'exigence du « naturalisme » renaissant (en témoigneraient les vases presque flamands du triptyque de Pérouse, ou tel visage singulier dans la Lamentation de Florence), mais en même temps il s'abandonne aux exigences plus obscures d'un véritable irréalisme : villes lointaines et abstraites, perdues dans un no man's land de couleur massive ; pans tachetés, frontaux, proposés dans le tableau comme autant d'énigmatiques focalisations.

Le paradoxe atteint aussi l'outil « moderne », albertien, de la peinture du temps : la perspective, que Fra Angelico connaît et utilise, mais bien souvent à des fins de détournements. Ce n'est plus l'unité ou la clarté d'un espace profond que recherche alors Fra Angelico, c'est au contraire la mise en abyme – ou plus simplement la désignation, voire l'opacification – du mystère du lieu.

Bref, la « gravité » humaniste se laisse envelopper d'étranges suavités lumineuses ; la nature ne vaut plus que pour ce qui la dépasse ; l'histoire n'est proposée que comme un exemplum sacré, presque intemporel, et non comme un drame ; l'espace, enfin, reste pensé à travers la catégorie médiévale du lieu (locus), catégorie au fond symbolique et non pas géométrique ou même physique.

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Pour citer cet article

Georges DIDI-HUBERMAN. ANGELICO FRA (1400 env.-1455) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Fra Angelico : Saint Dominique - crédits :  Bridgeman Images

Fra Angelico : Saint Dominique

<it>Le Jugement dernier</it>, Fra Angelico - crédits :  Bridgeman Images

Le Jugement dernier, Fra Angelico

<it>La Nativité</it>, Fra Angelico - crédits :  Bridgeman Images

La Nativité, Fra Angelico

Autres références

  • AMAURY-DUVAL EUGÈNE EMMANUEL PINEU-DUVAL dit (1808-1885)

    • Écrit par Bruno FOUCART
    • 439 mots

    Sans doute l'un des plus originaux et des mieux doués des élèves d'Ingres, Amaury-Duval se contenta d'une carrière honorable et discrète. Peintre à la production rare, appartenant par sa famille à l'intelligentsia parisienne (son père, membre de l'Institut, fondateur de la ...

  • CLOÎTRES

    • Écrit par Léon PRESSOUYRE
    • 5 514 mots
    • 3 médias
    ...Dominique. Les grands ensembles de fresques du Quattrocento italien décorent souvent les cloîtres des ordres mendiants. Ainsi, à Florence, les fresques de l' Angelico, intégralement conservées dans les cellules et la salle capitulaire de San Marco, couvraient aussi les galeries d'un cloître de ce couvent, dit...
  • DIDI-HUBERMAN GEORGES (1953- )

    • Écrit par Maud HAGELSTEIN
    • 1 113 mots

    Georges Didi-Huberman est né en 1953 à Saint-Étienne. Philosophe et historien de l'art, il enseigne depuis 1990 à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris. Avec plus d'une trentaine de livres publiés depuis 1982, il est l'un des théoriciens de l'image...

  • GOZZOLI BENOZZO (1420-1497)

    • Écrit par Marie-Geneviève de LA COSTE-MESSELIÈRE
    • 403 mots
    • 2 médias

    Après un apprentissage d'orfèvre chez Ghiberti, Gozzoli devient l'élève et le collaborateur de Fra Angelico. Il travaille avec lui à la cathédrale d'Orvieto (1447) et au Vatican, dans la chapelle de Nicolas V (1447-1450). L'art tout imprégné de spiritualité naïve du maître éveille...

Voir aussi