Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

RUMEUR

Retour à la sociabilité ordinaire

Progressivement, des travaux ethnographiques (Robert Paine, 1967) et microsociologiques (Norbert Elias et John L. Scotson, 1965) amendent cette approche anomique pour réintroduire dans l'analyse des rumeurs les problématiques de la sociabilité ordinaire. Ils analysent le rôle des rumeurs dans la conflictualité sociale, l'intention des colporteurs et, donc, les différents usages que les acteurs sociaux font des récits de rumeurs. Si Elias voit également à l'œuvre dans le commérage la « sociodynamique de la stigmatisation » (entre « établis » et « marginaux », et plus largement entre in-group et out-group), il affirme que le commerce des ragots est surtout un moyen pour les membres de l'in-group de flétrir l'out-group tout en réactivant leurs normes et valeurs distinctives.

À la fin des années 1960, à côté du paradigme psychopathologique encore dominant (Edgar Morin, 1969), s'impose donc un paradigme transactionnel davantage attentif à la dimension d'échange social et informationnel du phénomène ainsi qu'à ses propriétés cohésives et normatives (Ulf Hannerz, 1967). Avec les outils de l'interactionnisme symbolique, le sociologue américain Tamotsu Shibutani repère ainsi, en 1966, les logiques sociales communes aux formes routinières et anomiques de rumeurs. Il réfute l'héritage du sens commun qui assimile la rumeur à un message erroné et définit le phénomène comme une « transaction collective » où les acteurs sociaux mutualisent leurs connaissances pour donner une interprétation collectivement acceptable à une situation inhabituelle. Shibutani qualifie de « coopération » le processus de création et d'échange d'une rumeur et affirme que cette prise en charge collective du sens des événements s'active sous la forme d'une « chaîne improvisée d'information » en cas de défaillance (par discrédit ou mutisme) des canaux officiels et publics de diffusion des nouvelles.

En quittant la tutelle psychologique (et les expériences in vitro) pour d'autres traditions d'analyse (et l'observation in situ), l'étude des rumeurs accomplit un mouvement vers l'univers vécu des acteurs sociaux et opère une rupture salutaire avec le sens commun. L'ombre trompeuse de la foule se dissipe, et la posture morale comme le diagnostic pathologique refluent, y compris dans la théorisation psychosociologique : « Les rumeurs passagères et les ragots sont une transaction instrumentale dans laquelle A et B échangent des informations afin d'obtenir plus d'informations, de considération, de pouvoir, d'amusement, d'argent, de contrôle social, ou n'importe quel autre stimulus matériel ou psychologique susceptible de satisfaire leurs besoins, désirs ou attentes » (Gary A. Fine et Ralph Rosnow, 1976).

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : docteur en science politique, maître de conférences à l'université Robert-Schuman, Strasbourg

Classification

Pour citer cet article

Philippe ALDRIN. RUMEUR [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • RAGOTS ET RUMEURS, anthropologie

    • Écrit par Julien BONHOMME
    • 1 118 mots

    Loin de se réduire à un bavardage insignifiant, les ragots, potins, commérages et autres rumeurs sont des genres de discours qui jouent un rôle important dans toutes les sociétés. Max Gluckman a mis en lumière leur fonction sociale : échanger des potins réaffirme les valeurs collectives, renforce...

  • SOCIOLOGIE POLITIQUE DES RUMEURS (P. Aldrin)

    • Écrit par Philippe JUHEM
    • 979 mots

    Dans Sociologie politique des rumeurs (P.U.F., Paris, 2005), Philippe Aldrin relève le défi d'analyser raisonnablement le phénomène des rumeurs, objet au premier abord impalpable et irrationnel, au contenu apparemment évanescent et mensonger, et dont ceux qui l'entendent refusent de reconnaître participer...

Voir aussi