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RORTY RICHARD (1931-2007)

Une pensée de la solidarité

Le pragmatisme est une philosophie de la contingence. Pour Rorty, il n'y a de « nécessité » que celle de nos choix en faveur du bien commun et de l'accomplissement individuel – autrement dit des perspectives qui nous sont offertes dans la double dimension publique et privée de notre existence. Cette dernière distinction, mobilisée dans Irony, Contingency and Solidarity (1989, trad. Contingence, ironie et solidarité, 1993), au titre d'une réflexion sur le Soi, l'art et la littérature, a paru d'autant plus discutable, pour les critiques de Rorty, qu'elle semblait déboucher sur un esthétisme philosophique assez peu compatible avec l'inspiration deweyienne dont il se recommandait par ailleurs. Le récit intitulé Trotsky et les orchidées sauvages apporte des éclaircissements à ce sujet, de même que les textes réunis dans Pragmatism and Social Hope. Si une distinction stricte entre le public et le privé prête à controverse, et si divers malentendus ont peut-être obscurci la lecture de Irony, Contingency and Solidarity, le pragmatisme de Richard Rorty n'en est pas moins une philosophie de la solidarité : c'est-à-dire à la fois une philosophie qui ne subordonne pas la justification de la connaissance ou de nos évaluations à une instance « objective » qui rétablirait le « point de vue de Dieu » ou l'idée de quelque inébranlable pivot de l'objectivité, et une philosophie au regard de laquelle le « public », les exigences de la vie commune l'emportent sur tout le reste : « Tout ce qui nous rapproche d'une communauté totalement démocratique, entièrement sécularisée me paraît être maintenant la plus grande réussite de notre espèce. » Les écrits de Rorty sur des questions sociales et politiques ne laissent pas de doute à ce sujet. Achieving our Country (1998, trad. L'Amérique, un projet inachevé, 2001), où il porte un regard critique sur la gauche intellectuelle américaine et sur ses responsabilités sociales, illustre pleinement le lien étroit qui associe la philosophie de Rorty à une réflexion sur la démocratie et, comme ce fut le cas pour Dewey, à un engagement dans le débat public. Ses ouvrages des dernières années : Against Bosses, Against Oligarchies (2002), The Future of Religion (2005, avec Gianni Vattimo), Philosophy as Cultural Politics : Philosophical Papers (2007) en témoignent avec vigueur. Par rapport à ses premiers textes significatifs, le style et l'inspiration de ces écrits peut paraître avoir évolué vers une philosophie d'accès plus aisé, moins technique. On aurait toutefois tort de penser qu'ils ont perdu en vigueur, voire en rigueur. La capacité de Rorty d'entrer dans une discussion argumentée, du genre de celles que les philosophes analytiques tiennent pour seules pertinentes, était proprement impressionnante de clarté et de maîtrise conceptuelle. Il y avait chez lui, à cet égard, comme il le reconnaissait parfois, quelque chose de « carnapien », en dépit de la distance qu'il avait prise à l'égard du type de philosophie dont Carnap a été l'un des plus éminents représentants. Parallèlement, Rorty considérait qu'il appartenait à une autre génération de philosophes de forger les concepts dont le pragmatisme aurait besoin pour affronter les débats d'aujourd'hui avec toute la technicité éventuellement requise. On retrouve dans le volume qui lui est consacré dans la Library of Living Philosophers le témoignage de la forte impulsion que sa pensée aura communiquée, sur ce plan-là, à une pensée soucieuse de concilier les exigences propres au questionnement philosophique et celles d'une vie éclairée qui réponde aux besoins et aux interrogations de chacun.

— Jean-Pierre COMETTI

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Pour citer cet article

Jean-Pierre COMETTI. RORTY RICHARD (1931-2007) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • DEWEY JOHN (1859-1952)

    • Écrit par Jean-Pierre COMETTI
    • 1 901 mots
    Richard Rorty, qui considère Dewey comme l'un des trois penseurs les plus importants du xxe siècle, à côté de Wittgenstein et de Heidegger, observe que, chez lui, la philosophie ne bénéficie d'aucun accès privilégié à la réalité. Son pragmatisme – auquel il a donné le nom d'...
  • ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La philosophie

    • Écrit par Jean-Pierre COMETTI
    • 6 292 mots
    • 1 média
    ...internes auxquels la philosophie analytique a dû faire face, bien que l'interprétation qui en est faite puisse donner lieu à des opinions variées. Pour un auteur comme Rorty, dans le droit fil de la réhabilitation du pragmatisme à laquelle il s'est attaché depuis le milieu des années 1980, le discrédit...
  • LANGAGE PHILOSOPHIES DU

    • Écrit par Jean-Pierre COMETTI, Paul RICŒUR
    • 23 538 mots
    • 9 médias
    ...années ont reçu une impulsion décisive de la pensée de Quine, que ce soit à travers son influence ou sous l'effet des oppositions qu'elle a suscitées. Richard Rorty, qui en a analysé autrement les conséquences, y a vu la marque d'une réhabilitation du pragmatisme dans un paysage philosophique complètement...
  • LINGUISTIC TURN, histoire

    • Écrit par Bertrand MÜLLER
    • 1 838 mots

    Le linguistic turn (ou « tournant linguistique », mais l'expression est surtout utilisée en anglais) n'est assurément réductible ni à une école ni à un courant de pensée. Une école de pensée se reconnaît à ses maîtres, à ses fondateurs : ici il n'y en pas vraiment. L'expression apparaît pour la première...

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