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CELAN PAUL (1920-1970)

Entre le « je » et le « tu »

La remise en question des traditions et l'autoréflexion d'un retour sur soi vont ici de pair. Comment en effet se garder des imprégnations subies dans la langue et de leurs charges émotives, sans faire porter l'analyse critique au même titre sur leurs reprises ? Le détournement radical d'un sens exigeait ce dédoublement de l'instance créatrice. La division a tellement préoccupé Celan qu'elle a sûrement beaucoup contribué au retour de ses crises psychiques. Il a toujours maintenu une altérité interne, disloquant le discours, au point d'introduire très tôt, à côté d'un sujet qui n'écrit pas, un autre à qui incombe l'écriture, qu'il aborde avec une distance ironique, en lui réservant le nom de « tu ». Il libère ainsi le lieu d'un « je », qui occupe la place d'un sujet empirique ou historique – un double hors langue de l'auteur, son délégué dans l'aventure des mots. Le « je » peut tenir dans la fiction le rôle d'un observateur. Le jeu multiple de ces deux partenaires traverse toute l'œuvre : l'un regarde l'autre faire, bien qu'il ne soit pas absolument inactif non plus ; il lui arrive d'avoir à intervenir quand l'autre s'empêtre dans des situations difficiles ou inextricables, que l'acuité de son regard sait mettre au jour. On transcende les genres littéraires dans ces comédies macabres qui esquissent des analyses de l'échec.

C'est un dialogue mais il n'est pas ouvert : il ne s'adresse pas au lecteur anonyme et futur ; il retient une réussite ou un conflit qui s'est joué dans l'instant intemporel de la création poétique. L'échange s'épuise de soi à soi. La main puise et fait passer ses prises par le néant. Les mots, trempés dans l'abîme, subissent un changement sémantique. Le « tu », dans cette nouvelle descente aux enfers, fait l'expérience de l'absence, du mutisme, aussi bien que de la présence, dans le mouvement ascensionnel d'un renouvellement, qui est à l'origine d'une véritable transcendance verbale. Les mêmes lettres peuvent alors resurgir, comme avant leur désintégration : ce sont « cœur » pour « cœur » ou « fleur » pour « fleur » ; sous cet aspect de revenants, entre présence et absence, ils sont devenus vrais, à savoir des « noms », dans le sens prégnant que Celan réserve à ce mot. En raison de leur passage par le rien, ils portent la trace de la dissolution et ne survivent que par un « en dépit de tout », aussi constant dans l'œuvre que la perpétuation de l'élan, le « toujours encore ». « Dit vrai qui dit les ombres » – ce vers peut être détaché comme une devise ; la vérité est dans la référence à l'événement. La langue existe à neuf ; toute la poésie de Celan peut être lue sous ce biais du retour à partir d'un langage d'abord impossible.

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Pour citer cet article

Jean BOLLACK. CELAN PAUL (1920-1970) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Paul Celan, 1967 - crédits : Ullstein Bild/ AKG-images

Paul Celan, 1967

Autres références

  • CORRESPONDANCE 1954-1968 (P. Celan, R. Char) - Fiche de lecture

    • Écrit par Yves LECLAIR
    • 972 mots

    Ce volume de correspondance rassemble les quarante-cinq lettres, les onze cartes postales, les quarante dédicaces de livres, opuscules, poèmes, traductions et les quelques autres documents que s’adressèrent, de juillet 1954 à octobre 1968, le poète juif d’Europe orientale Paul Celan (1920-1970)...

  • LA ROSE DE PERSONNE, Paul Celan - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 568 mots

    Publié à Francfort-sur-le-Main en 1963, La Rose de personne (Die Niemandsrose) est le quatrième recueil de poèmes écrits de 1959 à 1963 par Paul Celan (1920-1970). Il est dédié à la mémoire d'Ossip Mandelstam dont Celan avait traduit des poèmes en 1959. Cette dédicace n'est évidemment pas innocente...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

    • Écrit par Nicole BARY, Claude DAVID, Claude LECOUTEUX, Étienne MAZINGUE, Claude PORCELL
    • 24 585 mots
    • 29 médias
    ...mort, 1944-1946) ou dans un monde d'Ombres allongées (1960) que dissolvent les forces chaotiques de la nuit. Le grand nouveau venu est cependant Paul Celan (1920-1970). Ses recueils à plusieurs voix, de Sable des urnes (1948) et des Grilles du langage à La Rose de personne (1963) font appel à...
  • AUTRICHE

    • Écrit par Roger BAUER, Jean BÉRENGER, Annie DELOBEZ, Universalis, Christophe GAUCHON, Félix KREISSLER, Paul PASTEUR
    • 34 125 mots
    • 21 médias
    ...prodigieux essor d'un lyrisme méditatif et d'inspiration plus ou moins religieuse. S'illustrèrent entre autres dans le genre : Christine Lavant (1915-1973), Paul Celan (né à Czernowitz, en Bucovine, en 1920, passé à l'« Ouest » par Vienne en 1947 et mort à Paris en 1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973),...
  • BACHMANN INGEBORG (1926-1973)

    • Écrit par Nicole BARY
    • 1 852 mots
    Elle fait la connaissance dePaul Celan, à Vienne dans ce contexte de l'après-guerre. C'est probablement dans le dialogue littéraire avec lui qu'elle trouve sa voix – et sa voie – de poète. Non pas qu'elle ait été « influencée » par l'écriture poétique et les...
  • BOLLACK JEAN (1923-2012)

    • Écrit par Denis THOUARD
    • 1 192 mots
    L'intérêt pour les réalisations de la modernité n'a cessé d'accompagner le travail philologique sur les anciens :en prenant pour objet d'étude la poésie de Paul Celan (Pierre de cœur, 1991 ; Poésie contre poésie. Celan et la littérature, 2001), Jean Bollack montre que la philologie...
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Voir aussi