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CELAN PAUL (1920-1970)

La création d'un idiome poétique

Si le répertoire des paroles héritées de la grande poésie ne pouvait pas être repris pour parler des crimes qu'elle avait contribué à produire, il fallait construire dans la langue une position extérieure où les implications sémantiques de la moindre syllabe seraient remises en question. La logique d'une stricte contradiction, appliquée à la matière verbale, conduit à la création d'un idiome poétique nouveau. Le « célanien » est de l'allemand et ne l'est pas. Une telle refonte ne s'est pas faite d'un seul coup ; Celan y a travaillé continûment, s'imprégnant méthodiquement des formes traditionnelles pour les rejeter avant de s'en ressaisir. La dislocation des éléments n'avait peut-être jamais été réalisée de cette façon dans la texture de la langue, pour ancien que soit le procédé de la recomposition microscopique, ressort sans doute constitutif de la poésie. Celan extrait de la langue un idiome qu'il incombe au lecteur d'apprendre. Il ne peut logiquement se rattacher à aucun système préexistant ; en même temps il se réfère à tous.

Ce mouvement constant de transferts sémantiques ne se limite pas à l'allemand ; la transformation inclut d'autres langues. Paul Celan est un traducteur incomparable de poésie et de prose, dans plusieurs langues, capable aussi bien d'une reproduction fidèle que du réemploi le plus libre. Le français et le russe tiennent la plus grande place dans cette œuvre de traducteur : « Le Bateau ivre », ou « La Jeune Parque », Michaux et André du Bouchet, Blok, Essénine, Mandelstam. La dualité du principe artistique se retrouve dans cette partie considérable de l'œuvre qui n'a jamais cessé de se poursuivre en marge de l'autre.

La réécriture produit un réseau de mises en relation précises dans le cadre d'une situation personnelle particulière, et sur le fond de la vérité dernière d'une histoire. Un langage, particularisé sans fin, recrée la circonstance, délibérément quelconque ; l'un et l'autre sont fixés et déchiffrables. Cette double autonomie dans la matière et son refaçonnage s'inscrivent indiscutablement dans le cadre d'une modernité esthétique. L'emportement suppose une ivresse à laquelle la réflexivité empêche de s'abandonner. Le délire poétique est analysé ; l'auteur reste à distance. Le poème est lu avant qu'il ne se lise. La figuration n'est pas abolie ; un paysage se dessine bien ; mais s'il est restitué, c'est pour être dépassé ; il est emporté pour rester présent. Le dionysiaque reste primordial, mais il n'est jamais souverain dans les poèmes retenus.

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Pour citer cet article

Jean BOLLACK. CELAN PAUL (1920-1970) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Paul Celan, 1967 - crédits : Ullstein Bild/ AKG-images

Paul Celan, 1967

Autres références

  • CORRESPONDANCE 1954-1968 (P. Celan, R. Char) - Fiche de lecture

    • Écrit par Yves LECLAIR
    • 972 mots

    Ce volume de correspondance rassemble les quarante-cinq lettres, les onze cartes postales, les quarante dédicaces de livres, opuscules, poèmes, traductions et les quelques autres documents que s’adressèrent, de juillet 1954 à octobre 1968, le poète juif d’Europe orientale Paul Celan (1920-1970)...

  • LA ROSE DE PERSONNE, Paul Celan - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 568 mots

    Publié à Francfort-sur-le-Main en 1963, La Rose de personne (Die Niemandsrose) est le quatrième recueil de poèmes écrits de 1959 à 1963 par Paul Celan (1920-1970). Il est dédié à la mémoire d'Ossip Mandelstam dont Celan avait traduit des poèmes en 1959. Cette dédicace n'est évidemment pas innocente...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

    • Écrit par Nicole BARY, Claude DAVID, Claude LECOUTEUX, Étienne MAZINGUE, Claude PORCELL
    • 24 585 mots
    • 29 médias
    ...mort, 1944-1946) ou dans un monde d'Ombres allongées (1960) que dissolvent les forces chaotiques de la nuit. Le grand nouveau venu est cependant Paul Celan (1920-1970). Ses recueils à plusieurs voix, de Sable des urnes (1948) et des Grilles du langage à La Rose de personne (1963) font appel à...
  • AUTRICHE

    • Écrit par Roger BAUER, Jean BÉRENGER, Annie DELOBEZ, Universalis, Christophe GAUCHON, Félix KREISSLER, Paul PASTEUR
    • 34 125 mots
    • 21 médias
    ...prodigieux essor d'un lyrisme méditatif et d'inspiration plus ou moins religieuse. S'illustrèrent entre autres dans le genre : Christine Lavant (1915-1973), Paul Celan (né à Czernowitz, en Bucovine, en 1920, passé à l'« Ouest » par Vienne en 1947 et mort à Paris en 1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973),...
  • BACHMANN INGEBORG (1926-1973)

    • Écrit par Nicole BARY
    • 1 852 mots
    Elle fait la connaissance dePaul Celan, à Vienne dans ce contexte de l'après-guerre. C'est probablement dans le dialogue littéraire avec lui qu'elle trouve sa voix – et sa voie – de poète. Non pas qu'elle ait été « influencée » par l'écriture poétique et les...
  • BOLLACK JEAN (1923-2012)

    • Écrit par Denis THOUARD
    • 1 192 mots
    L'intérêt pour les réalisations de la modernité n'a cessé d'accompagner le travail philologique sur les anciens :en prenant pour objet d'étude la poésie de Paul Celan (Pierre de cœur, 1991 ; Poésie contre poésie. Celan et la littérature, 2001), Jean Bollack montre que la philologie...
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Voir aussi