MODERNISME, catholicisme
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Le xviie siècle a connu, en littérature, la querelle des Anciens et des Modernes. Deux siècles plus tôt, avant même la réforme protestante, s'était affirmée dans l'Église une devotio moderna. Après la Révolution française, au contraire, « moderne » s'appliquera, dans le langage catholique, à la société bourgeoise et libérale, portée au pouvoir par la chute de l'Ancien Régime, et deviendra entre catholiques pomme de discorde : incontestablement, le courant dominant se présentera longtemps comme antimoderne, selon l'expression même de J. Maritain (1922), pour des raisons qui nous sont devenues aujourd'hui difficiles à bien saisir.
En fait, la hiérarchie catholique et ses commentateurs, théologiens ou journalistes, n'entendaient pas rejeter par principe tout ce qui était « moderne », c'est-à-dire nouveau, pour s'en tenir à l'ancien, identifié à la « tradition ». Ils déclaraient ne condamner que les erreurs, les déviations et les dangers de cette civilisation moderne, dont les « principes » étaient à base de naturalisme, de rationalisme et de matérialisme. Les « droits de l'homme » s'élevaient com-me une revendication face aux « droits de Dieu » sur lesquels, jusqu'alors, reposait tout l'ordre social. Était-il concevable qu'une société saine fût fondée sur de faux principes ? Pour un pape ou un théologien, évidemment non ! Mais on aurait tort de juger cette argumentation dénuée de tout intérêt si l'on n'est ni pape, ni théologien, ni même catholique. Trois facteurs contribuent en effet à en compliquer les données et à lui donner une portée très concrète : d'abord, la critique souvent pertinente faite de la société bourgeoise, même si elle est inspirée par un point de vue que d'autres jugeront archaïque, et qui n'a jamais été reniée, même quand la montée du socialisme favorisera l'alliance « clérico-conservatrice » ; en deuxième lieu, une distinction, qui n'est pas seulement tactique, entre la modernité, qui est légitime, et ses contrefaçons, pour lesquelles sera forgé le terme de modernisme ; enfin, le caractère global du processus historique que l'Église doit affronter avec son équipement institutionnel et culturel, au point qu'elle finira par découvrir qu'il ne lui suffit pas d'y résister de toutes ses forces, mais qu'elle est elle-même directement concernée par lui.
Au sens strict et historique, le terme « modernisme » est apparu en Italie au début de 1904 et a reçu sa consécration de l'encycliquePascendi en 1907. Il désigne un phénomène interne au catholicisme : non point tous les excès de la modernité, mais ceux-là seuls que des catholiques, « les ennemis du dedans » comme on les appellera, s'efforcent d'acclimater dans leur Église. Ces excès ont d'abord paru de nature culturelle, dictés par le souci d'un catholicisme plus éclairé que celui de l'enseignement scolastique ; puis ils ont semblé se produire dans tous les domaines, comme la contestation multiforme et généralisée, franche ou larvée, d'un système total, de ses bases théoriques et de ses formes concrètes. Aux yeux de la tradition stricte, modernisme savant et, par exemple, modernisme social sont ainsi apparus comme des expressions diverses d'un même phénomène, quels que soient les liens réels qu'on puisse établir, ou imaginer, entre elles.
On a cru, sans doute un peu vite, que la condamnation romaine avait signé la fin du modernisme. Comme s'il avait soudainement resurgi, on parle à nouveau de son actualité, liée à la « crise » qui secoue brutalement le catholicisme après l'euphorie qu'avait engendrée le IIe concile du Vatican. Le moment historiquement daté du début de ce siècle se trouve ainsi revêtir une signification nouvelle, liée à la tournure imprévue des événements.
Une étude du modernisme devrait donc se situer à trois niveaux : une chronique des faits et des personnages ; une analyse des controverses doctrinales et idéologiques ; une interprétation du phénomène socioculturel. C'est beaucoup en si peu d'espace, d'autant que, longtemps réduite à quelques titres, la bibliographie du sujet s'enrichit à un rythme rapide dans tous les pays : le modernisme, longtemps présenté comme l'aberration étroitement localisée de quelques clercs, est en train d'occuper dans notre historiographie religieuse une place analogue à celle qu'y tient aujourd'hui, par exemple, le jansénisme.
Le cadre
Le modernisme savant, sous les différentes formes où on l'identifie habituellement (exégétique, historique, philosophique, dogmatique, etc.), se laisse mal isoler du mouvement intellectuel qui a marqué le catholicisme à la fin du xixe siècle et au début de celui-ci et qui visait à combler une infériorité. Car il est alors un fait qu'aucun historien ne songe à nier, au moins dans ses grandes lignes : le retard de la « science ecclésiastique », comme on disait, par rapport à la culture laïque et aux découvertes scientifiques, au point qu'on a pu parler d'un véritable sous-développement culturel (H. I. Marrou). Quelles qu'en soient les causes et les conséquences, la crise moderniste est partie de là, le jour où, au sein du clergé, on a refusé d'ignorer plus longtemps la pensée, les méthodes et les acquisitions d'hommes dont le patient labeur était extérieur à l'Église, pour se porter à leur niveau.
Ce « décollage » n'a pas été le fruit d'une consigne générale, partie d'en haut, mais d'initiatives dispersées et spontanées, qui, longtemps, n'ont cessé de se heurter à la résistance, à la méfiance et à l'incompréhension. Son histoire se laisserait assez bien repérer à deux niveaux : un catalogue de publications (ouvrages, collections, périodiques, dictionnaires), une suite de sanctions atteignant les auteurs de ces publications et prenant figure de martyrologe. La réalité est encore plus sombre, car la répression atteignit dans le silence bien des hommes qui n'écrivaient pas, dont le métier était seulement de transmettre par l'enseignement ce que de plus savants avaient écrit, ou, plus simplement, qui étaient connus dans leur entourage pour leur ouverture d'esprit ; et beaucoup, qui évitèrent les difficultés, jugèrent plus prudent de ne rien publier, voire d'éviter toute recherche pour se tourner vers l'action sociale ou religieuse.
L'une des données permanentes de l'histoire du catholicisme contemporain apparaît ainsi consister dans le hiatus qui s'instaura entre une vie intellectuelle, obligée à beaucoup de circonspection et entretenue dans le conformisme, et un élan apostolique, qui frappe par la vitalité de ses initiatives. Cette véritable claudication n'est sans doute pas étrangère à la situation actuelle où la « surprise » que fut l'orientation du IIe concile du Vatican, avec son aggiornamento, a été relayée par une seconde surprise, celle d'une explosion dont le contrôle s'avère difficile. Cette situation, à vrai dire, est beaucoup moins imprévue pour l'historien averti à la fois du dynamisme et de l'impréparation dont témoignent continûment plusieurs décennies. Elle explique la vigoureuse reprise en main de Jean-Paul II, parfois qualifiée, à tort, de « restauration ».
On a parfois cru pouvoir discerner deux phases dans le conflit de la science et de la foi, selon une expression qui a été à l'origine de toute une littérature : après les difficultés suscitées par les sciences de la nature seraient venues les difficultés apportées par les disciplines historiques et la méthode critique. C'est, d'une part, oublier qu'au xviie siècle déjà l'Église avait eu des historiens dont le sens critique était fort éveillé (Jean Mabillon, Louis Le Nain de Tillemont, Richard Simon, etc.) et, d'autre part, méconnaître que l'exégèse biblique ne peut échapper à une perpétuelle interférence de ces deux ordres de science, que symbolise bien le terme « démythisation » imposé par R. Bultmann : toute la Bible s'exprime à travers une cosmologie et une anthropologie qui ne sont plus les nôtres ; loin de pouvoir s'enfermer dans son érudition philologique, l'exégète doit participer à toute la culture de son temps pour pénétrer ces vieux textes.
D'ailleurs, jamais le renouveau intellectuel dans le catholicisme n'a observé ces deux phases. Il s'est d'abord présenté, à l'instigation du pape Léon XIII et sous l'influence de quelques jésuites, comme une restauration philosophique, fondée sur le thomisme. Il se veut un rappel à la raison et à ses vérités nécessaires, par opposition aux déraisonnements et aux égarements de la société moderne ; il entend proposer un système du monde, dont la foi est le couronnement, mais dont l'évidence doit permettre le rassemblement de tous les hommes de bon sens, de tous les honnêtes gens. Face à la culture laïque, il se place en concurrence, avec le sentiment de sa supériorité intrinsèque ; son tort n'est pas un retard sur elle, mais un oubli de sa propre tradition, qui lui a fait négliger son héritage séculaire.
Dans cette foulée, l'université catholique de Fribourg (Suisse) sera un lieu sensible. Celle de Louvain ouvrira une voie originale (Mgr Mercier, futur cardinal et archevêque de Malines ; Mgr Deploige) en cherchant à élaborer une « néo-scolastique » nourrie des progrès des sciences physiques, psychologiques et sociales. À la concurrence se substitue ainsi l'utilisation. Il apparut pourtant qu'un pas de plus était nécessaire, sinon deux : il ne suffisait pas d'assimiler des techniques et des résultats, il fallait en outre que le savant s'assimilât lui-même à un nouvel état d'esprit. Tout le débat portera sur les exigences de cette véritable conversion intellectuelle.
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Écrit par
- Émile POULAT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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