MICROÉCONOMIE Économie du bien-être
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En économie, le mot « bien-être » est étroitement associé à l'expression « économie du bien-être », qui elle-même désigne la recherche des moyens à mettre en œuvre pour parvenir à des situations qui sont considérées comme les meilleures possibles pour, et par, la collectivité. Cette branche de l'analyse économique est au cœur même de l'économie politique depuis ses débuts. Par exemple, la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) d'Adam Smith, ouvrage souvent considéré comme fondateur de la discipline, ne se contente pas d'étudier, ou de décrire, les « causes » de la richesse des nations ; il comporte de multiples suggestions et propositions sur ce qu'il faut faire pour augmenter cette richesse – puisqu'elle contribue au bien-être de la communauté. Adam Smith consacre d'ailleurs la dernière partie de son ouvrage (le livre V) à ce que doit faire l'État (le « souverain ») pour améliorer le bien-être collectif.
On peut toutefois voir l'acte de naissance de l'économie du bien-être, dans sa version moderne, dans le livre publié en 1920 par l'économiste anglais Arthur Cecil Pigou, The Economics of Welfare. Comme Adam Smith, les propos de Pigou sont dans ce livre autant positifs (décrire ce qui est) que normatifs (déterminer ce qui doit être). Les recommandations qu'il fait et les politiques qu'il préconise s'appuient en effet sur les connaissances dont nous disposons concernant la psychologie des hommes et les relations d'ordre marchand qu'ils entretiennent, dans les sociétés telles que nous les connaissons, telles qu'elles sont.
En s'inspirant du plan suivi par Pigou dans ce livre, on commencera – dans ce qui suit – par traiter de la question du « bien-être » des individus : qu'entend-on exactement par là en économie ? Quel est le sens accordé à la notion d'utilité ? Puis, on abordera la dimension collective du bien-être, qui soulève la question délicate de sa répartition entre les membres de la communauté. On verra comment les économistes du bien-être traitent tant bien que mal cette question. Souvent, ils se limitent à la comparaison de situations où la répartition est à peu près la même et envisagent leur efficacité relative, mesurée selon le critère dit « de Pareto ». C'est dans cette perspective qu'ils énoncent ce qu'on a coutume d'appeler les « théorèmes de l'économie du bien-être », devenus des références obligatoires, même si leur signification et leur portée prêtent à discussion. On finira en évoquant les doctrines éthiques et les critères de justice qu'elles retiennent qui sous-tendent de nombreux travaux en économie du bien-être.
Bien-être et utilité
En économie, la notion de bien-être est souvent réduite à son expression la plus simple, celle de la satisfaction procurée par la consommation de ce que l'on appelle des paniers de biens. Le théoricien suppose que le consommateur attribue une note à chaque panier de biens, de sorte que si le panier A lui procure plus de satisfaction que le panier B, alors la note attribuée à A est supérieure à celle attribuée à B. Les économistes nomment « utilité » cette note – et l'expriment sous la forme d'une fonction mathématique U (Q) dans le cas d'un panier Q quelconque.
La fonction d'utilité
La fonction U(() est appelée fonction d'utilité du consommateur ; elle permet un classement des paniers de biens selon la note qu'il leur attribue et représente ses goûts ou, autrement dit, ses préférences. La note U (Q) attribuée au panier Q n'a, a priori, pas de signification précise. Elle n'a d'intérêt que parce qu'elle permet de comparer les paniers de biens (un panier ayant une note plus élevée qu'un autre lui est préféré). Ainsi, tout autre système de notes qui préserve le classement des paniers de biens peut être pris comme fonction d'utilité du même consommateur. Tel est le cas si, par exemple, on prend pour noter le panier Q la note aU(Q) + b (avec a > 0) ou la note U2(Q). On dit que la fonction d'utilité n'a qu'une signification ordinale.
Il existe pourtant une propension à donner, malgré tout, un sens au nombre U(Q) – soit par commodité, soit parce que cela permet de comparer, ou d'additionner, les utilités de plusieurs individus. Une telle approche est sous-jacente quand on avance, comme cela est fréquent en économie, que lorsque la quantité consommée d'un bien augmente, celle des autres biens demeurant constante, l'utilité du consommateur augmente aussi, mais de plus en plus lentement (hypothèse dite de l'utilité marginale décroissante). On parle alors d'approche cardinale de l'utilité.
Satisfaction ou bonheur ?
Si l'utilité est souvent assimilée à la satisfaction, celle-ci peut toutefois être envisagée de deux façons distinctes, à ne pas confondre. On peut voir dans la satisfaction un synonyme soit du bonheur ou du plaisir, soit, de façon plus large, de l'assouvissement des désirs. Ces deux sens du mot satisfaction renvoient à des approches distinctes en économie, notamment pour le courant des « utilitaristes », qui accorde une place centrale au critère du bien-être de la collectivité. Amartya Sen – lauréat en 1998 du prix de la banque de Suède en l'honneur d'Alfred Nobel pour ses travaux en économie du bien-être (et notamment ceux sur le choix collectif) écrit à ce propos : « le mot utilité a, bien sûr, des sens propres définis par les utilitaristes. (...) Il prend la forme (dans le prolongement de l'utilitarisme classique) du bonheur ou de la satisfaction, ou (suivant une version beaucoup plus moderne de l'utilitarisme) celle de la satisfaction des désirs » (Sen, 1985).
Lorsque Pigou définit le bien-être économique, il écrit : « Le bien-être d'une personne consiste en ses satisfactions. Mais qu'entend-on par là ? Non seulement le bonheur ou le plaisir ; car les désirs d'un homme peuvent porter sur d'autres choses et peuvent être satisfaits. (...) [J'emploierai le terme „utilité“] pour désigner la satisfaction, de sorte que le bien-être économique d'une personne se compose de ses „utilités“ » (Pigou, 1952). Pigou assimile donc le bien-être à la satisfaction des désirs. Mais il le fait en ayant en vue de décrire et d'étudier ce qui est. En ce qui concerne ce qui devait être (le normatif), Pigou dit clairement que la satisfaction ne peut constituer un critère : « Certaines satisfactions sont par nature meilleures que d'autres, et cela de manière indépendante des insatisfactions qu'elles génèrent par la suite. Si cela est correct, une situation comportant plus de satisfactions n'est pas nécessairement „meilleure“ qu'une autre qui en a moins. Pour notre propos, je propose de considérer le bien-être comme les satisfactions, et non comme ce qui est bon, en laissant donc la possibilité à l'État – qui cherche à promouvoir le bien – de favoriser une situation où il y a moins de bien-être que dans une autre, mais qui est supérieure du point de vue de ce qui est bon (goodness) » (Pigou, 1952).
L'autre sens du mot satisfaction, à savoir le bonheur ou le plaisir, renvoie à une approche différente en éthique, que Sen présente comme étant celle des « utilitaristes classiques » – dont les représentants les plus éminents sont David Hume (1711-1776), Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Ceux-ci considèrent qu'une règle, une action ou une institution est bonne si elle contribue à augmenter le bonheur de la communauté. Pour les utilitaristes classiques, la satisfaction des désirs ne peut être considérée comme un critère éthique. En effet, si la satisfaction de certains désirs peut contribuer au bonheur collectif, la satisfaction d'autres désirs peut le réduire. Il suffit de penser au désir de fumer ou encore au désir de rouler à 200 km/heure sur une route pour se rendre compte que certains désirs ne doivent pas être assouvis si l'on cherche à promouvoir le bonheur collectif. Comme l'explique Hume, « nous cherchons à savoir lesquels de nos désirs nous devons satisfaire, auxquelles de nos passions nous nous abandonnerons, quels appétits nous allons assouvir » (Hume, 1758). John Stuart Mill affirme également : « Il faut qu'il y ait un critère permettant d'évaluer le bien et le mal, absolu ou relatif, de nos buts ou objets du désir » (Mill, 1843). D'après l'utilitarisme classique, il ne s'agit pas de satisfaire tous nos désirs, mais de les évaluer à l'aune du critère éthique du bonheur collectif.
La référence au bien-être n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés, le mot pouvant être utilisé dans un sens positif – la satisfaction des désirs, tels qu'on peut les observer – ou dans un sens normatif – le bonheur de la collectivité, que l'on se propose de promouvoir. Si les utilitaristes classiques et Pigou sont clairs sur ce point, il n'en est pas toujours ainsi avec les utilitaristes dits « modernes » – dont John Harsanyi (1920-2000) et James Mirrlees (né en 1936), également lauréats du « prix Nobel », respectivement en 1994 et en 1996, qui ne paraissent pas accorder d'importance à cette distinction.
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Écrit par
- Emmanuelle BÉNICOURT : maître de conférences en sciences économiques au laboratoire CRIISEA, universIté de Picardie Jules Verne
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