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JOUISSANCE

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Émancipation contemporaine

Le xxe siècle a vu s'émanciper, ou commencer à s'émanciper, ce qu'une tradition, inébranlée jusque-là, n'avait cessé de refouler et d'opprimer : la classe des travailleurs manuels, la femme, l'enfant et le corps humain. Freud montre le rôle des désirs insatisfaits dans les traumatismes qui perturbent l'équilibre mental et somatique. Wilhelm Reich va plus loin quand il attribue à la stase, ou rupture intervenant dans le processus orgastique de la jouissance, la formation d'une angoisse flottante qui s'attache à son tour aux manifestations du plaisir pour les inhiber et les paralyser lentement dans une carapace névrotique. Depuis lors, la critique n'a pas manqué de reprocher à Reich d'avoir réduit la jouissance à l'orgasme, à la simple satisfaction des pulsions génitales. En revanche, si l'on estime que la génitalité est une parcelle d'une sexualité globale à laquelle concourt la satisfaction des désirs, il demeure vraisemblable que toute perturbation de la jouissance entraîne dans l'entité psychosomatique une stase et, partant, un comportement névrotique. Le champ sémantique de la jouissance gagne là en amplitude.

Attiré par le marxisme, Reich avait par ailleurs signalé dans Les Hommes et l'État à quel échec la psychanalyse se condamnait lorsque, obtenant la guérison de patients, elle en était réduite à les replonger dans le milieu social et familial qui avait précisément provoqué la nécessité d'un traitement. L'idée qu'il fallait inséparablement changer le monde et changer l'individu, « renaturer » l'un et l'autre, s'imposa à la conscience, alors que la montée du fascisme et du stalinisme élevait un obstacle insurmontable à tout espoir d'une pratique conséquente. Reich cherchera refuge dans une théorie vitaliste où il tente de fonder sur l'existence d'un fluide nommé orgone une mécanique qui a pour objectif de rendre sa puissance à la jouissance perturbée.

Paradoxalement, c'est de Georges Bataille, dont les théories soutiennent le caractère indissoluble de la jouissance et de la mort, que viendra l'hypothèse rendant le mieux compte de l 'interdit prononcé séculairement contre la jouissance. Dans La Part maudite, il explique comment le développement du travail, lié à l'agriculture naissante, s'approprie les heures du jour, leur impose le rythme régulier d'une activité rentable et refoule dans la liberté de la nuit et les défoulements de l'orgie festive les sollicitations du plaisir qui troubleraient la bonne marche des affaires. Selon lui, l'économie, avec sa double exploitation de l'homme et de la nature, introduit en chacun une séparation entre la nécessité de travailler et l'inclination à jouir. Il existe une incompatibilité entre l'obligation de produire selon un système lucratif et la gratuité naturelle des pulsions. La jouissance définie comme « plaisir des sens, accomplissement de l'amour » rejoint ici l'autre acception – le « fait de posséder, d'avoir l'usage » – que le droit précise de plusieurs façons (entrer en jouissance, c'est-à-dire être titulaire d'un droit ; jouissance des lieux ou droit du locataire de s'installer dans le local loué ; jouissance légale ou droit d'usufruit).

Que constate-t-on si l'on développe l'idée de Bataille ? De même que l'économie refoule, entrave, discrédite la liberté de jouissance, qu'elle la condamne à se défouler marginalement, dans la violence de la frustration, de même prive-t-elle le travailleur, tant manuel qu'intellectuel, du droit de s'appartenir, d'avoir l'usage et la jouissance de sa personne. Il n'est pas jusqu'à la possession des biens qu'il produit qui ne lui soit refusée de prime abord. L'esclave,[...]

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Pour citer cet article

Raoul VANEIGEM. JOUISSANCE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Autres références

  • AMOUR

    • Écrit par et
    • 10 182 mots
    • 5 médias
    ...compare cette attitude avec celle de chrétiens convaincus, et l'on sentira de quelle assistance est l'idée d'un dieu non manichéen pour un sujet dont la jouissance risque toujours de glisser dans la honte : honte de l'imperfection de mon amour, honte de l'excès de ma jouissance et de l'égoïsme qu'elle recèle,...
  • L'ART DE JOUIR, Julien Offray de La Mettrie - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 059 mots

    L'Art de jouir se veut le développement lyrique et raisonné d'une thèse partout présente dans l'œuvre et dans la vie du médecin et philosophe français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751). Elle apparaît sous une forme succincte et péremptoire dans L'Homme machine, son...

  • BONHEUR

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    • 7 880 mots
    ...l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif... Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi » (iv, 58). Le désir s'abolit dans sa satisfaction, et le...
  • BONHEUR (notions de base)

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    ...nous prêtons à l’enfant, qui n’a pas encore les moyens de juger l’état dans lequel il se trouve, la conscience de l’adulte qui lui serait nécessaire pour jouir pleinement de sa situation. Or n’est-ce pas précisément l’accès à cette conscience qui a construit un mur absolument infranchissable entre nous et...
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