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MICHAUX HENRI (1899-1984)

Le peintre

Il est particulièrement difficile de « donner à voir », à l'aide des mots, ce que Michaux, contre les mots, invente, de traduire sa vision au moyen d'un langage qu'il a voulu, justement, fuir dans l'image. Et il ne saurait être question de retracer, en quelques lignes, un itinéraire aussi sinueux que le sien, à travers tant de techniques diverses : huile, lavis, gouache, aquarelle, dessin, encre, acrylique. Tout au plus pourra-t-on s'interroger sur la nature de l'expérience plastique, chez Michaux, et indiquer les principales directions dans lesquelles elle s'est engagée.

Michaux nous apprend que, jusqu'en 1925, il « haïssait la peinture, et le fait même de peindre ». C'est qu'il n'y voyait encore qu'une façon de reproduire, de répéter le réel, « l'abominable réalité » ; il n'avait pas encore découvert qu'elle pouvait être, aussi, l'inventaire de l'invisible. Le recours à la peinture procède, chez lui, d'une instinctive méfiance à l'égard de l'énorme machinerie du langage, de ce que sa préexistence à toute démarche créatrice a de cruellement contraignant, pour l'homme des mots. Sans doute les images elles-mêmes tendent-elles à se constituer en système de signes, mais ce système n'est pas aussi strictement codifié, hiérarchisé ; il ne nous emprisonne pas dans un réseau aussi serré d'habitudes, de mécanismes, de structures. Il semble donc plus facile de rejoindre, à travers l'expérience picturale, le primitif et le primordial, d'entrer en contact, avec ce qu'on a « de plus précieux, de plus replié, de plus vrai, de plus sien ».

Si, en passant de la poésie à la peinture, Michaux change de « gare de triage », s'il regarde le monde « par une autre fenêtre », les motivations profondes de la démarche créatrice demeurent les mêmes. Peinture et dessin peuvent être tour à tour – ou à la fois – agression et exorcisme, approche tâtonnante de l'être et tentative de « se parcourir » ; ils partent, eux aussi, du même refus de toute imitation, du même projet de donner forme à l'informe.

L'une des voies qu'emprunte la recherche picturale devait tout naturellement conduire l'auteur du Voyage en Grande Garabagne au pays des monstres. Des monstres dont ne surgit souvent que le visage (ou même des fragments de visage) : inachevés, vacillants, blêmes, en proie à d'obscurs tropismes, présents-absents toujours en quête d'un ancrage, ils sont la projection d'un moi ou d'un non-moi que le peintre malmène avec une hargneuse impartialité – figures d'un monde hostile ou « fantômes intérieurs ».

L'une des premières tentatives de Michaux allait dans le sens d'une peinture calligraphique : une main aventureuse dessinait inlassablement, d'une ligne continue ou rarement interrompue, le simulacre d'une écriture inconnue. Michaux se lassa. Mais, bien plus tard, il devait reprendre, sous une forme un peu différente, sa recherche. De l'encre de Chine jaillissent alors, une à une, des créatures minuscules, à mi-chemin entre l'homme et la racine, qui s'égrènent, au fil des pages, en un alphabet de ténèbres. Un peu plus tard, elles s'avanceront deux par deux, prêtes pour le ballet du rut ou du duel. Puis elles se multiplieront, proliféreront, noircissant la feuille blanche de leur fourmillement innombrable, s'agglutinant en groupes compacts, mais toujours mobiles, toujours en train de se défaire, parcourus de mouvements rageurs, scandant des rythmes. Du combat du peintre contre le « sale flot noir » ont surgi, en foule, des visions de combat.

De l'expérience mescalinienne, du « formidable spectacle optique » qu'elle constitue, de l'envahissement total, sans rémission ni recours, qu'elle inaugure, procède un[...]

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Écrit par

  • : agrégé des lettres, ancien directeur de l'Institut français de Lisbonne
  • : maître assistant à l'université de Provence

Classification

Pour citer cet article

Robert BRECHON et Pierre ROBIN. MICHAUX HENRI (1899-1984) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 25/03/2009

Autres références

  • AILLEURS, Henri Michaux - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 786 mots

    En 1948, l’écrivain et peintre belge Henri Michaux (1899-1984) publie chez Gallimard un carnet de voyages fictifs intitulé Ailleurs. Ce recueil poétique atypique voit le jour après une longue période de voyages réels, de 1927 à 1936, en Amérique du Sud (Ecuador, 1929), en Europe et en Asie...

  • MISÉRABLE MIRACLE, Henri Michaux - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 206 mots

    Publié en 1956 aux éditions du Rocher, Misérable Miracle, sous-titré « La Mescaline », est le premier d'une série d'ouvrages d'Henri Michaux (1899-1984) consacrés aux drogues. Suivront L'Infini turbulent (1957), Connaissances par les gouffres (1961) et Les Grandes Épreuves...

  • ŒUVRES COMPLÈTES, tome I (H. Michaux)

    • Écrit par
    • 1 352 mots

    Assurément, un an avant le centenaire de sa naissance et quatorze ans après sa mort, ce premier tome des Œuvres complètes de Michaux (édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1998) est un événement. Michaux l'insubordonné sur papier bible...

  • L'ESPACE DU DEDANS, Henri Michaux - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 972 mots

    Lorsque paraît en 1944 L'Espace du dedans, d'Henri Michaux (1899-1984), le poète et le peintre, d'origine belge, ne sont encore connus que d'un petit nombre. Michaux a publié cependant sept livres chez Gallimard, et un nombre plus important de plaquettes et de petits recueils chez d'autres....

  • BELGIQUE - Lettres françaises

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    • 17 494 mots
    • 5 médias
    ...courants nouveaux ou refoulés des lettres de langue française en Belgique, on se doit en tout cas de rappeler l'exemplaire radicalité du comportement de Michaux. L'auteur de Plume est proche de Franz Hellens, ce grand bourgeois francophone des Flandres qui perçoit très vite les conséquences du processus...
  • DROGUE

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    • 12 156 mots
    • 6 médias
    Henri Michaux, usant de la psylocybine, pousse plus loin encore l'expérience et la démonstration : l'aventure (et ce terme rappelle le « voyage » des hippies) est de sentir, voir, percevoir « ce qui se dérobe », à savoir la nature même du penser : « Qu'est-ce donc qui lui apparaissait tout à l'heure...
  • FRAGMENT, littérature et musique

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    • 9 372 mots
    • 2 médias
    ...C'est bien de cette manière que l'entendent les modernes, qui semblent parfois retrouver le laconisme ou la rigueur catastrophique du fragment antique. Il en va ainsi de l'œuvre de Michaux, chez qui le fragment, « débris sans escorte » (Moments), est toujours la figure de l'abstention, de la...
  • HALLUCINOGÈNES, littérature

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    « Je comparerai », dit Baudelaire dans Du vin et du haschisch (1851), « ces deux moyens artificiels, par lesquels l'homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité. » Pour Baudelaire, à ce moment, la différence entre les deux substances est assez radicale...

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