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BOND EDWARD (1934-2024)

Construction et concentration

Edward Bond prolonge ce type de structure avec Café(Coffee), montée par Alain Françon en 2000, au Théâtre national de la Colline, à Paris, qui prend comme point de départ le massacre de Babi Yar lors de la Seconde Guerre mondiale. Ces pièces à valeur de démonstration entreprennent de sonder les fondements de l'histoire du xxe siècle. Elles font montre d'une architecture complexe, pourvoyeuse d'un large effet d'abstraction, et franchissent sans relâche les frontières entre présent, passé et futur, réel et imaginaire. Jackets or The Secret Hand (Jackets ou la Main secrète, 1990) repose sur une organisation binaire, une fable japonaise située au xviiie siècle occupant la première partie, tandis que dans la seconde prend place de nos jours un drame en milieu urbain. Tuesday (monté par la troupe de Christian Benedetti en 1999 à Alfortville, autre pôle de dialogue entre Bond et les praticiens français) met à profit la tension entre le cloisonnement d'une chambre d'adolescent et le déchaînement du monde extérieur, qui l'envahit brutalement.

Plus encore, peut-être, que dans l'art de la composition dramatique, la maîtrise de Bond éclate dans l'invention d'images poétiques sans précédent, concentrées à l'extrême et rayonnant d'une étrange puissance, tant allégorique que littérale. On peut en retenir une parmi toutes les autres dans La Compagnie des hommes, tragédie familiale qui se déroule sur fond d'OPA chez les marchands d'armes. Bartley raconte qu'il fut exclu du corps de la marine parce qu'il avait épongé la goutte de sang d'un camarade avec un morceau de pain avant de le manger. Il y a, dans cette eucharistie sacrilège, le type d'énigme que recèle une œuvre où l'aspiration au plus grand passe par une attention infinie au travail du plus petit.

Après Café, les principales mises en scène d'Edward Bond en France sont encore le fait d'Alain Françon au Théâtre de la Colline. L'écriture de Bond adopte alors une inflexion plus morale que directement politique. Il sonde les universaux, s'interroge sur la notion d'« humanité », et procède par fictions anticipatrices augurant d'une prise de contrôle de la société par quelque puissance militaire et ultratotalitaire. Ainsi dans Le Crime du XXIe siècle (The Crime of the Twenty-First Century, pièce créée en 2001) revient-il à un noyau plus concentré, propice à une relecture du tragique et à un questionnement sur les fondements de l'institution familiale. C'est le cas également de Si ce n'est toi (Have I None, 2003) ou Chaise (Chair, 2006), où un humour cruel s'immisce parfois dans des tragédies domestiques étouffantes.

Avec Naître (Born, 2006), puis Les Gens (People, pièce créée en 2005, mais mise en scène par Françon en 2014), Bond et Françon renouent avec une veine amorcée depuis Café, celle de l'autopsie des crimes du siècle passé et des désastres à venir. On y découvre le monde social de 2077 mis en coupe réglée par les Wapos (police militaire qui déporte et tue dans un monde déshumanisé). Tout autre affect que la peur a déserté le politique. L'espoir d'une survivance de la morale s'en remet alors, semble dire le dramaturge, au seul pouvoir de l'imagination.

Edward Bond est mort le 3 mars 2024 dans le Cambridgeshire (Royaume-Uni).

— David LESCOT

— Universalis

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Écrit par

  • : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Universalis et David LESCOT. BOND EDWARD (1934-2024) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

<em>La Mer</em> d'E. Bond, mise en scène d'Alain Françon - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

La Mer d'E. Bond, mise en scène d'Alain Françon

Autres références

  • ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature

    • Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ, Jacques DARRAS, Jean GATTÉGNO, Vanessa GUIGNERY, Christine JORDIS, Ann LECERCLE, Mario PRAZ
    • 28 170 mots
    • 30 médias
    ...y ont presque toujours été soit mal comprises, soit déformées, même par des hommes de théâtre aussi distingués que Peter Brook et Peter Hall, ou par Edward Bond, qui déclare que « ce qui se rapproche le plus d'une pièce de Brecht, c'est le mélodrame victorien ». L'idéologie dominante...
  • DRAME - Les écritures contemporaines

    • Écrit par Jean-Pierre SARRAZAC
    • 6 535 mots
    • 2 médias
    « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde », nous exhorte Kafka. C'est ce qu'Edward Bond ne cesse de faire dans son théâtre le plus récent. De Jackets aux Pièces de guerre, ses œuvres n'ont qu'un ressort : l'effet retour, l'effet boomerang sur l'homme de la violence extrême...
  • PIÈCES DE GUERRE, Edward Bond - Fiche de lecture

    • Écrit par David LESCOT
    • 1 138 mots

    On ne saurait séparer les Pièces de guerre (The WarPlays, 1985), composées par le dramaturge britannique Edward Bond (1934-2024), du contexte contemporain de leur écriture : la guerre froide du début des années 1980, et la menace nucléaire qui occupait alors les esprits. À tel point que Bond...

  • THÉÂTRE OCCIDENTAL - Le nouveau théâtre

    • Écrit par Bernard DORT
    • 5 451 mots
    • 4 médias
    ...sous quand elle ne verse pas dans l'auto-attendrissement. Le véritable dramaturge d'un – sinon du – théâtre de la cruauté, c'est sans doute l'Anglais Edward Bond : conjuguant le style néo-naturaliste de Sauvés avec l'utilisation du nō japonais (revu et corrigé par Brecht) dans La Route étroite...

Voir aussi