Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CONTRE-CULTURE

La contestation culturelle

Marcuse - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Marcuse

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Mais cette action politique va beaucoup plus loin quand elle analyse la société dite capitaliste ou technocratique, définie par sa capacité à manipuler non plus seulement le travail, mais la consommation, l'information, les transports, l'éducation. La figure de Marcuse domine cette contestation culturelle et sociale qui est menée à la fois au nom de Freud et au nom de Marx et qui voit dans les « marginaux » l'agent principal de la lutte contre une intégration sociale remplaçant la contrainte par la tolérance et pratiquant ce que l'auteur appelait, dès son ouvrage Éros et civilisation, la « désublimation répressive ». La contre-culture conduit à mettre en cause les catégories de la pratique sociale, la frontière du normal et du pathologique, du légal et de l'interdit. R. D. Laing et le mouvement de l'antipsychiatrie, proche de la critique sociale que Michel Foucault fait de la notion de folie, n'opposent pas un type de valeurs à un autre ou une révolte culturelle à un ordre social ; ils contestent un ordre social et culturel.

Les universités libres ou critiques de Berlin, de Berkeley ou de Londres ont été le lieu, fragile mais important, d'expression de cette contestation, qui a souvent été reprise directement par des groupes proprement politiques, en même temps qu'elle exerçait une influence profonde sur le changement d'orientation de beaucoup d'économistes, de sociologues, de psychiatres ou d'ethnologues. Aux États-Unis, le mouvement de radicalisation marqué par l'apparition des hippies et les incidents du procès de Chicago a été accéléré par l'entrée en scène du Black Power (Pouvoir noir), par la lutte violente entre les militants noirs et la police et par la guerre contre le Vietnam dans les années 1967-1970.

Il serait pourtant faux d'identifier la contre-culture à un mouvement social et politique et de considérer que la jeunesse a remplacé la classe ouvrière comme acteur central des luttes sociales. Mais il serait plus faux encore de n'y voir que déviance et marginalité ou, à l'inverse, pure innovation et créativité.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Cette contre-culture se développe au moment où un changement de culture et de société n'est pas encore accompagné par une transformation de la scène sociale et politique, qui se trouve ainsi vide : les anciens conflits sont pris en charge par les institutions, les nouveaux sont encore confus. C'est en un tel moment qu'apparut ce qu'on nomme le « socialisme utopique ». La contre-culture actuelle se situe dans un contexte analogue. Pas plus que son prédécesseur, elle n'est une simple étape, une forme primitive des luttes sociales ; elle met en cause des aspects fondamentaux de la nouvelle culture, en même temps qu'elle prépare l'apparition de nouvelles luttes sociales.

Le succès des mouvements révolutionnaires étudiants de 1968, aux États-Unis, en Allemagne et surtout en France, allait marquer de manière inattendue le déclin de la contre-culture : d'un côté, ce succès a accéléré la formation de nouveaux mouvements sociaux, en particulier celui des femmes, trop engagé dans des luttes proprement sociales pour s'enfermer dans une contre-culture ; de l'autre côté surtout, la « nouvelle vieille gauche » s'est développée alors si fortement, conduisant souvent à un sectarisme doctrinaire, parfois au terrorisme politique, qu'elle a remplacé un excès relatif de préoccupations culturelles par un excès extrême d'idéologie et par un isolement de plus en plus grand de groupes militants par rapport à des changements culturels et sociaux profonds qui furent alors réinterprétés de manière plus conformiste par les mass media. Les années 1969-1975 marquent un recul net, parfois presque complet de la contre-culture. Mais le changement de conjoncture économique, l'abandon de l'espoir de transformations sociales, associés au recul très rapide, au moins en Europe occidentale, de l'idéologie marxiste, ont provoqué un certain retour à la contre-culture. Le mouvement des femmes, par exemple, après avoir remporté des victoires sociales et politiques importantes, s'est replié dans des groupes d'analyse ou de conscience, dans lesquels l'affirmation d'une culture lesbienne a pris le pas sur la recherche d'une action féministe. De la même manière, les mouvements régionaux en France, qui ont connu des échecs politiques répétés, se replient sur une action culturelle dans laquelle se retrouvent ex-révolutionnaires et ex-traditionalistes. Mais ce repli sur la contre-culture ne peut être que temporaire. Malgré les difficultés économiques qui retardent l'élaboration de projets à long terme, ce qui fut d'abord contre-culture devient de plus en plus nouvelle culture et, par conséquent, nouvelles formes d'action sociale. C'est en Allemagne surtout que semble s'opérer ce passage de la culture alternative à la création d'une nouvelle force politique dans laquelle écologistes et pacifistes s'unissent aux divers courants alternatifs et aux féministes, et qui menace de bouleverser l'équilibre traditionnel des conservateurs et des socialistes. Des tendances analogues, mais plus faibles, s'étaient déjà manifestées aux Pays-Bas et en Italie (avec le Partito radicale). Elles n'ont jusqu'à présent pas eu de succès en Grande-Bretagne ni en France, mais on peut faire l'hypothèse que, tôt ou tard, ces nouvelles expressions culturelles et ces nouvelles formes de protestation sociale pénétreront sur la scène politique, comme, il y a un siècle, les partis ouvriers se firent une place en détruisant le vieil équilibre entre Tories et Whigs.

— Alain TOURAINE

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (E.H.E.S.S.).

Classification

Média

Marcuse - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Marcuse

Autres références

  • ANGER KENNETH (1927-2023)

    • Écrit par
    • 1 514 mots

    Kenneth Anger (Kenneth Wilbur Anglemyer), né le 3 février 1927 à Santa Monica et mort le 11 mai 2023 à Yucca Valley (Californie), fut un cinéaste d’avant-garde américain, pionnier du film queer et psychédélique, notamment avec son chef-d’œuvre Inauguration of the PleasureDome (1954)...

  • ANTHROPOLOGIE DES CULTURES URBAINES

    • Écrit par
    • 4 429 mots
    • 3 médias
    ...cultures dominantes. Dick Hebdige, dont les travaux (1979) sont considérés comme fondateurs des cultural studies, analyse ainsi le mouvement punk comme une contre-culture de résistance sociale par le signe, mais également comme une réaction en miroir à d’autres sous-cultures telles que le glam rock et le...
  • ART URBAIN

    • Écrit par
    • 2 727 mots
    • 4 médias
    Tendu entre subculture etcontre-culture, l'art urbain n'en est pas moins façonné, et ce dès l'origine, par les questions qui travaillent tout l'art du xxe siècle. Son éclosion doit tout à la fois à la crise de la représentation qu'inaugure le modernisme et à la volonté de mettre...
  • BLACK MOUNTAIN COLLEGE

    • Écrit par
    • 1 111 mots

    Nulle école, sans doute, n'a compté dans l'histoire de l'art moderne aux États-Unis autant que le Black Mountain College. Il n'a pourtant été ouvert qu'un peu plus d'une vingtaine d'années – de 1933 à 1956 – et n'était pas une école d'art, au sens où nous l'entendons d'un établissement d'enseignement...

  • Afficher les 27 références

Voir aussi