CONJONCTURE
Le mot conjoncture désigne à la fois l'ensemble des faits constitutifs de la situation économique du proche passé et du proche avenir et la méthode d'analyse de ces faits. Le mot évoque en même temps les faits économiques concrets qui résultent des états donnés de la nature ou du libre comportement des agents économiques, mais il inclut aussi les faits du hasard ou de l'imprévisible. Le mot conjoncture évoque enfin l'action au présent, l'actualité.
Dans les diverses significations du mot, deux paraissent essentielles : c'est d'abord tout ce que recouvre l'interaction entre le libre arbitre des agents économiques et les circonstances où ils sont placés : il n'y a pas de conjoncture dans le fonctionnement des machines, fussent-elles les plus ingénieuses, ou dans la vie des insectes sociaux car, fondamentalement, il ne se développe de conjoncture que là où existe la possibilité de faire des choix. La même idée se retrouve dans les autres acceptions de ce terme : conjoncture politique ou conjoncture sociale par exemple. En second lieu, la conjoncture se développe dans le présent. Bien sûr, il ne s'agit pas d'un présent totalement dénué d'épaisseur : observer les comportements et les faits demande quelques délais ; les comprendre impose un peu de mise en perspective à la fois rétrospective et prévisionnelle. Mais cette prévision ne cherche pas à atteindre les tendances longues du futur, cette mise en perspective ne déborde pas sur le domaine de l'historien.
Les faits concrets de la conjoncture sont de plusieurs types. Il s'agit d'abord des états donnés du monde, qu'ils soient ou non prévisibles : la situation démographique ou les aléas climatiques par exemple. Viennent ensuite les faits qui résultent de décisions prises assimilables à des commandes : les décisions économiques des gouvernements relèvent de ce cas. Mais la grande masse des faits qu'étudie la conjoncture sont ceux qui résultent du comportement des agents économiques, en interaction avec ces états du monde et ces décisions. L'analyse de la conjoncture consiste alors à relier entre eux ces états, ces décisions, ces situations concrètes pour percer la logique de leur déroulement, en comprendre le sens et tenter d'en prévoir l'évolution. Les séries statistiques fournissent l'expression numérique de ces faits ; parce que la dimension temporelle est courte, c'est une statistique fréquente : mensuelle ou trimestrielle, quelquefois hebdomadaire. La science économique offre des références permettant de représenter les comportements des agents et le cadre théorique dans lequel ces comportements s'articulent entre eux. Aussi, la conjoncture en tant que méthode apparaît-elle relever de l'économie pour ses théories et de la statistique pour ses techniques d'observation.
Analyse au jour le jour de l'économie vivante, la conjoncture a l'ambition de comprendre et de prévoir. Au « diagnostiquer et pronostiquer » qu' Alfred Sauvy, fondateur de la science conjoncturelle en France, emprunte au langage du médecin répond le « décrire, expliquer, prévoir » de son élève André L. Vincent. Ces cinq mots résument la méthode et l'objectif de la conjoncture.
La conjoncture et son environnement
Cet effort pour décrire, expliquer et prévoir la situation conjoncturelle n'a pas pour seul motif le désir de connaissance. En effet, les agents économiques dont les comportements sont l'objet de l'analyse conjoncturelle sont aussi intéressés par le résultat de cette étude. Acteurs d'un jeu dans lequel ils font des choix, ils sont aussi observateurs du jeu, attentifs à utiliser la liberté de décisions qu'ils y possèdent pour améliorer la satisfaction ou le profit qu'ils en retirent. La conjoncture répond à un besoin : mieux régler son comportement face à une situation aléatoire et risquée. Maîtriser la compréhension et l'évolution de la conjoncture permet de modifier en conséquence son propre comportement. Ainsi s'est développée une évolution de la méthode conjoncturelle qui tend à la faire converger sur elle-même : les théories économiques sur les anticipations rationnelles sont le point d'aboutissement le plus évolué de ce qui dès l'origine, au xixe siècle, liait la conjoncture à la recherche d'un comportement individuel optimal.
La préoccupation conjoncturelle apparaît lorsque se met en place la première représentation formalisée du fonctionnement à court terme de l'économie : le modèle du cycle économique. L'observation des principales grandeurs économiques révèle en effet qu'elles ont des évolutions cycliques de périodicités plus ou moins constantes. L'analyse économique suggère par ailleurs que la présence dans l'économie de variables reliées, dont certaines sont des flux et d'autres des stocks, peut donner naissance à des équations différentielles à solutions cycliques. Sur cette base théorique, le problème de l'analyse conjoncturelle est d'identifier ce ou ces cycles au moyen d' indicateurs adéquats et de déterminer en quel point du cycle on se trouve afin de prendre les décisions les mieux adaptées à la situation du moment et à son évolution prévisible. Dans cette représentation, le cycle est une donnée qu'il n'est pas possible de modifier et à laquelle il convient seulement de s'adapter au mieux. Une partie de l'analyse conjoncturelle moderne reste influencée par ces conceptions ; le vocabulaire conjoncturel en est imprégné : haute ou basse conjoncture, phase de la conjoncture, etc. Ces méthodes ont été développées aux États-Unis, à l'université Harvard, à partir de 1917, puis largement diffusée en Europe, notamment à l'institut de Berlin.
C'est durant la crise des années trente que s'annoncent les grandes orientations nouvelles de la méthode conjoncturelle. L'analyse économique de J. M. Keynes fournit à la conjoncture une base théorique beaucoup plus puissante que la théorie du cycle et offre en sens inverse un champ d'expérimentation à cette théorie : ainsi commence le dialogue qui se poursuit aujourd'hui entre conjoncture et théorie économique. D'autre part, à l'attitude de neutralité du conjoncturiste cherchant seulement à observer l'évolution immuable du cycle se substitue une attitude beaucoup plus active car il cherche désormais à comprendre le pourquoi des événements économiques afin d'infléchir leur cours. Ainsi commencent les relations entre conjoncture et politique économique. Enfin, à ces méthodes d'analyse plus fouillées et à ces attitudes plus actives correspond un besoin d'information économique beaucoup plus étendu, ce qui ouvre la voie au développement des relations entre conjoncture et statistique.
La théorie de Keynes fournit à l'analyse conjoncturelle une base conceptuelle bien adaptée à l'explication des situations de court terme. Elle prend en compte le bouclage du circuit central de l'économie : les revenus distribués suscitent une demande qui à son tour génère une production ; la rétribution des facteurs de production conduit à la distribution de nouveaux revenus, etc. D'autre part, l'accent est mis sur la demande dont les fluctuations sont en effet prépondérantes à court terme tandis que la capacité d'offre, plus rigide, apparaît relever de facteurs plus structurels que conjoncturels. Ainsi, pendant la longue période de croissance de l'après-guerre, la théorie keynésienne va nourrir l'analyse conjoncturelle tandis que celle-ci, au fil des observations peu à peu accumulées, va renvoyer vers la théorie les faits économiques susceptibles de l'enrichir et de la préciser. Ce dialogue entre conjoncture et sciences économiques se poursuit aujourd'hui sur des bases théoriques plus larges que le seul keynésianisme. De la théorie économique, la conjoncture attend concepts et formulations plus généraux ; mais, à la théorie, elle apporte la critique et l'aiguillon permanent des situations et des faits nouveaux observés dans le concret de la réalité quotidienne. Par exemple, les faits issus de la situation de crise ont nourri la réflexion sur la théorie du déséquilibre qui à son tour a offert à la conjoncture un outil conceptuel puissant et nouveau. C'est parce qu'elle est la source d'une riche observation de faits économiques concrets que la conjoncture peut présenter cette première relation essentielle avec son environnement scientifique.
C'est aussi depuis l'apport de la théorie de Keynes que la conjoncture a développé une seconde relation essentielle avec son environnement, politique cette fois. L'analyse du cycle et de ses points de retournement n'offrait d'autres possibilités que celle d'optimiser certains comportements individuels vis-à-vis d'une situation économique non modifiable. L'analyse keynésienne met au contraire en évidence que l'État peut modifier par sa politique le bouclage des circuits économiques d'où finalement résulte le cycle conjoncturel. La conjoncture change d'enjeux. Il ne s'agit plus d'éclairer quelques décisions individuelles, mais la conduite de la politique économique menée par le gouvernement. La dimension prévisionnelle devient essentielle. La conjoncture doit alors bien repérer les variables de commandes dont dispose l'État pour, par exemple, agir sur le niveau de la demande globale soit en modifiant sa demande propre, soit en agissant sur la distribution des revenus qui engendrent la demande des autres agents. Elle doit ensuite proposer un ensemble d'actions économiquement possibles compte tenu des circonstances et des directives fournies par l'autorité gouvernementale sur les buts qu'elle souhaite atteindre ; c'est enfin cette autorité qui, éclairée sur les conséquences des choix possibles, prend finalement la décision politique du choix. Dans le développement de ces tâches, la prévision est essentielle car c'est en fonction de leurs conséquences prévues que s'effectuent ces choix.
Ce développement considérable du rôle de la conjoncture s'est évidemment traduit par une forte croissance des besoins de statistiques conjoncturelles. Aux indicateurs disparates qui suffisaient à l'étude du cycle, il a fallu substituer une représentation complète, homogène et cohérente du fonctionnement de l'économie. La comptabilité nationale paraissait à même de fournir le cadre de cette représentation ; mais il a fallu passer de la fréquence annuelle des premiers comptes nationaux à la fréquence trimestrielle pour que l'utilisation de comptes nationaux dans l'étude de la conjoncture devienne possible. De même, la conjoncture a peu à peu développé un système d'enquêtes statistiques spécifiques : les enquêtes conjoncturelles (cf. infra). Il y a donc eu là aussi interaction entre conjoncture et statistique : les besoins propres à la conjoncture ont conduit à la mise en place d'un système statistique particulier. Enfin, la fréquence infra-annuelle de ces statistiques a nécessité le développement de méthodes d'interprétation de ces données visant à séparer les tendances des irrégularités du très court terme et des fluctuations saisonnières.
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Écrit par
- Philippe NASSE : maître de conférence à l'Ecole poly-technique, chef du service de la conjoncture à l'I.N.S.E.E.
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