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CHABROL CLAUDE (1930-2010)

La dialectique du subjectif et de l'objectif

Empruntée à Hitchcock – mais inhérente à l'essence même du cinéma –, cette dialectique du subjectif et de l'objectif fonde la mise en scène chabrolienne. Mais là où le maître du suspense joue à fond de l'identification du spectateur à la subjectivité du héros, Chabrol aime briser cette identification en faisant suivre la vision d'un personnage d'un plan objectif, selon une méthode plus proche de la mise en scène physique de Fritz Lang que du jeu de fantasmes hitchcockien. Ou encore, il fait subtilement passer le spectateur, par un lent mouvement de caméra enveloppant, du point de vue d'un personnage à celui d'un autre, généralement diamétralement opposé. Plus que l'attente et le glissement qui structurent la mise en scène d'Hitchcock, c'est une série de ruptures et de retournements qui fondent l'esthétique chabrolienne. Ce jeu complexe déroute le spectateur du début des années 1960. C'est le cas avec À double tour, qui, à partir du meurtre d'une jeune femme, Léda, fait passer le spectateur de point de vue en point de vue, de faux coupable en faux coupable, dans une construction complexe où un récit en flash-back en cache un autre. Entre la multiplication des subjectivités dont la somme induit le point de vue du réalisateur, à l'absence de point de vue, il n'y a qu'un pas. Chabrol le tente avec Les Bonnes Femmes, chef-d'œuvre de la première période. Le monde de quatre vendeuses aux aspirations étroites est montré sans point de vue apparent. Le cinéaste est alors accusé de mépris, de misogynie, voire de « fascisme » et le film amputé de vingt minutes (la version d'origine a été reconstituée en 2001).

Cette dialectique amène également nombre de films à se construire sur une structure binaire et sur un jeu d'oppositions et d'échanges entre deux personnages d'où découleront quelques-uns des chefs-d'œuvre des années 1965-1970, lorsque le récit atteindra dans le même temps au maximum de sobriété et de pureté : La Femme infidèle, Que la bête meure, Le Boucher, Juste avant la nuit, et plus tard Les Fantômes du chapelier, ou, plus récemment, La Fleur du mal. La longue série des « Paul » et des « Charles » – qui se poursuivra jusqu'à La Décade prodigieuse – débute avec Les Cousins. Le prénom « Paul » renvoie au scénariste Paul Gégauff, provocateur parfois cynique, jouant de façon ambiguë avec les signes de l'extrême droite, qui inspira à Chabrol comme à Rohmer plusieurs de leurs personnages, et qui joue le sien propre dans Une partie de plaisir. Le prénom « Charles » renvoie, lui, phonétiquement, à Chabrol lui-même. Dès Les Cousins, Jean-Claude Brialy incarne un Paul souverain, séducteur, prédateur, aux connotations nazies, face à un Charles (Gérard Blain) provincial, complexé, puritain, fasciné par l'aisance de son cousin et méprisant ses mœurs et sa morale. Peu à peu, Paul laisse percevoir sa nostalgie pour la pureté naïve de Charles qui, lui, révèle la mesquinerie de ses sentiments et la faiblesse de ses principes moraux.

Bien plus approfondis seront les duels moraux (et parfois physiques) que se livrent le Charles Thénier (Michel Duchaussoy) et le Paul Decourt (Jean Yanne) de Que la bête meure, ou le Charles Régnier (Jean-Claude Drouot) et le Paul Thomas (Jean-Pierre Cassel) de La Rupture. Mais on ne saurait enfermer ces personnages dans une identité précise : il n'y a pas, dans l'œuvre de Chabrol, de personnage en soi et chacun n'existe que dans sa relation avec l'autre. Le film exemplaire à cet égard est l'adaptation d'un roman de Georges Simenon, Les Fantômes du chapelier. Le chapelier Labbé (Michel Serrault) et le tailleur arménien Kachoudas (Charles Aznavour) tiennent boutique l'un en face de l'autre[...]

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Pour citer cet article

Joël MAGNY. CHABROL CLAUDE (1930-2010) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Stéphane Audran dans<em> Les Noces rouges</em>, de Claude Chabrol - crédits : Les Films de la Boetie/ BBQ_DFY/ Aurimages

Stéphane Audran dans Les Noces rouges, de Claude Chabrol

Autres références

  • LE BEAU SERGE, film de Claude Chabrol

    • Écrit par Michel MARIE
    • 945 mots

    Le Beau Serge est le premier long-métrage de la Nouvelle Vague. Le film est autoproduit par Claude Chabrol lui-même, avec l'argent d'un héritage familial. Il est réalisé en plein hiver 1957-1958, à Sardent, village de la Creuse où Chabrol (1930-2010), fils d'un pharmacien parisien du XIV...

  • MERCI POUR LE CHOCOLAT (C. Chabrol)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 1 092 mots

    Avec L'Enfer (1994) et Au cœur du mensonge (1998), Merci pour le chocolat (2000), adapté du roman de Charlotte Armstrong, The Chocolate Cobweb, constitue le terme d'une trilogie dont le thème majeur est la suspicion. Merci pour le chocolat débute dans une ambiance d'apparente normalité...

  • AUDRAN STÉPHANE (1932-2018)

    • Écrit par Alain GAREL
    • 636 mots
    • 1 média

    Née Colette Dacheville le 8 novembre 1932 à Versailles, Stéphane Audran suit les cours d’art dramatique de Tania Balachova, Charles Dullin, Michel Vitold et René Simon. Elle épouse en 1954 Jean-Louis Trintignant, son condisciple du cours Simon, avec qui elle débute sur scène, en 1955, dans...

  • BLAIN GÉRARD (1930-2000)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 588 mots

    Né le 23 octobre 1930 à Paris, Gérard Blain écourte très vite ses études et, dès 1943, fait de la figuration dans de nombreux films, comme Les Enfants du Paradis (1945), de Marcel Carné, ou Le Carrefour des enfants perdus (1944), de Léo Joannon. Il joue également au théâtre. Après son service...

  • BOUQUET MICHEL (1925-2022)

    • Écrit par Universalis, Joël MAGNY
    • 1 345 mots
    • 2 médias

    Pour le grand public cinéphile, Michel Bouquet se confond avec la silhouette arrondie, le regard étonné, faussement naïf, teinté d'une lucidité parfois perverse qui fait son succès à la charnière des années 1960-1970, dans les films de Claude Chabrol, d'Yves Boisset (L'Attentat...

  • CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire

    • Écrit par Marc CERISUELO, Jean COLLET, Claude-Jean PHILIPPE
    • 21 694 mots
    • 41 médias
    ... dans le panthéon des grandes actrices « rivettiennes » ; ou encore Ne touchez pas la hache (2007), d'après La Duchesse de Langeais de Balzac. Claude Chabrol (1930-2010) est resté égal à lui-même, tant par la quantité de films réalisés (un par an depuis un demi-siècle) que par l'intérêt toujours...
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Voir aussi