PHÉNOMÉNOLOGIE
La phénoménologie après Husserl
En vertu de son caractère arborescent et inachevé, l'œuvre de Husserl ne pouvait que donner lieu à une postérité complexe. La structure de l'œuvre du maître excluait l'orthodoxie. Il n'en reste pas moins qu'il y a une unité des pensées que l'on qualifie de « phénoménologies » – par-delà le souci de fidélité aux phénomènes fréquemment invoqué – et que cette unité se comprend à partir de Husserl : toutes les phénoménologies authentiques tentent, chacune à leur façon, d'élaborer l'a priori de la corrélation, c'est-à-dire de penser la cooriginarité de l'homme en sa finitude et du monde en sa transcendance. Plus précisément, c'est sans doute la conscience d'une insuffisance au cœur de l'œuvre husserlienne qui fait d'abord l'unité des différentes tendances : il n'y a pas de phénoménologue qui ne mette l'accent sur l'inadéquation de la conception husserlienne de la conscience, c'est-à-dire de l'intentionnalité, vis-à-vis de la problématique de la corrélation. Toutefois, cette insuffisance est ressaisie à des niveaux différents, ce qui donne lieu à des attitudes finalement opposées.
Une première attitude va consister à mettre l'accent sur le caractère insuffisamment radical de la pensée husserlienne de la conscience, à y reconnaître une forme de réification qui fait obstacle à une pensée rigoureuse de la corrélation. Dans La Transcendance de l'ego (1936), Sartre reproche à Husserl d'avoir maintenu l'ego au sein de la conscience transcendantale, ce qui est superflu et surtout nuisible car le moi introduit dans la conscience une dimension d'opacité, de réalité, qui l'empêche de sortir d'elle-même. Sartre radicalise donc la dimension d'irréalité de la conscience en en faisant un champ transcendantal impersonnel. La conscience est un rien puisque toute réalité, y compris le moi, se trouve hors d'elle, mais ce rien est tout car il est conscience de tous ces objets. La translucidité de la conscience est la condition de l'intentionnalité : rien ne la sépare du monde car rien ne la sépare d'elle-même. L'Être et le Néant (1943) élabore et développe cette orientation première, sous la forme d'une dialectique complexe entre un pour-soi néantisant et un en-soi massif – dialectique qui débouche sur une philosophie de la liberté.
De son côté, Michel Henry montre, notamment dans L'Essence de la manifestation (1963), comment toutes les pensées de la phénoménalité, à l'exception notoire de Maine de Biran, la saisissent dans l'élément de la distance, de la transcendance. Même chez Husserl, la manière dont la conscience s'atteint elle-même ne diffère pas radicalement de la manière dont elle ouvre à une extériorité : l'intentionnalité demeure la loi de tout apparaître. Il s'agit donc, pour Henry, de dévoiler un sens plus profond de la conscience, une phénoménalité originaire qui précède l'intentionnalité et la fonde. Comme conscience de soi, la conscience existe sur un mode original, qui exclut toute distance : elle est intériorité ou immanence radicales, autoaffection pure. Cette découverte ouvre la voie d'une philosophie de l'affectivité et, partant, de la vie.
La philosophie de Martin Heidegger inaugure une attitude tout à fait différente et assurément plus radicale. Une pensée rigoureuse de l'ouverture de l'homme au monde ne doit plus passer par une simple purification de la conscience transcendantale, mais bien plutôt par son rejet. Les philosophies du sujet déterminent inévitablement celui-ci comme substance et s'interdisent ainsi l'accès à un sens d'être plus originaire, que Heidegger vise précisément à mettre au jour. La radicalité de cette démarche est commandée[...]
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Écrit par
- Renaud BARBARAS : agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Paris-IV-Sorbonne
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)
Classification
Médias
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