PALÉOLITHIQUE
Spécialisation technique et spiritualisation. Paléolithique moyen
Au cours des deux premiers stades glaciaires du Würm (Würm I et Würm II), l'Europe connaît une spécialisation croissante des outillages avec une différenciation par régions géographiques. Tous appartiennent au stade moustérien du Paléolithique moyen. Les gisements moustériens sont bien plus nombreux que les gisements acheuléens, surtout si l'on pense que la durée du Moustérien (quelques dizaines de milliers d'années, de 80 000 à 35 000 ans avant notre ère) est beaucoup plus courte relativement que celle de l'Acheuléen (des centaines de milliers d'années). L'Afrique, siège des tout premiers débuts de l'hominisation, et où les industries à bifaces s'étaient d'abord bien développées, n'est plus le foyer du développement biologique et culturel ; celui-ci se déplace vers les latitudes les plus élevées, les pays actuellement tempérés de l'Eurasie. On s'est demandé ce qui avait déterminé ou facilité ce déplacement vers le nord : est-ce l'extension de l'usage du feu ? l'installation dans les grottes, où peut-être les Acheuléens ont vécu plus qu'on ne le pense ? On a supposé que steppes et toundra forestières de l'Europe froide pouvaient plus que toute autre formation végétale supporter un parc animal important, si bien que le régime carné des hommes de Neanderthal, largement assuré, leur permettait une expansion géographique et démographique et un développement culturel.
Outillage de l'homme de Neanderthal : les types moustériens
En Eurasie, les industries du Paléolithique moyen sont dues aux hommes de Neanderthal, Néanderthaliens classiques de l'Ouest et Néanderthaliens évolués de l'Est. C'est dans l'Europe de l'Ouest qu'ils sont le mieux connus, parce que les recherches y commencèrent au début du xixe siècle et qu'elles se sont constamment poursuivies soit dans des sites de plein air, soit dans des grottes et abris. On a appliqué en premier lieu les méthodes d'étude statistique à leurs outillages qui se présentent comme un vaste complexe industriel où cohabitent des groupes culturels distincts. Les mêmes types d'outils sont presque toujours fabriqués : pointes, racloirs de divers types, couteaux à dos, denticulés, encoches, raclettes. Le biface, outil roi de l'Acheuléen, s'y retrouve parfois. Le biface moustérien est grand et triangulaire dans les outillages anciens (Moustérien des plateaux) ; il est en forme de cœur dans la culture moustérienne où il est régulièrement répandu (Moustérien de tradition acheuléenne).
En France
En France, l'étude statistique des séries moustériennes du Nord et du Sud-Ouest a permis d'isoler dans ce vaste ensemble cinq groupes principaux (F. Bordes) : le Moustérien typique sans bifaces, à nombreux racloirs, avec pointes ; le Moustérien de tradition acheuléenne, avec bifaces cordiformes, couteaux à dos, racloirs, nombreux outils de type paléolithique supérieur ; le Moustérien de type Quina (Charente), à très nombreux racloirs, épais et arqués, latéraux ou transversaux, associés à des pièces bien spécialisées, les tranchoirs et les « limaces » ; le Moustérien de type Ferrassie (Dordogne), analogue au précédent, avec une très forte proportion de racloirs, mais qui est de débitage levalloisien, d'où l'aspect mince et allongé de son outillage, contrastant avec l'aspect massif et trapu de celui de la Quina ; enfin, le Moustérien à denticulés, où les outils sont rares, sauf les encoches et les denticulés.
F. Bordes a supposé que ces divers assemblages correspondent à des groupes culturels distincts, recevant et transmettant des traditions. En effet, dans un même site de grotte ou d'abri, des industries moustériennes différentes peuvent se succéder et s'interstratifier, sans que les changements techniques enregistrés soient liés aux changements paléoécologiques qu'expriment par ailleurs les transformations des sédiments, des pollens et de la faune (Combe-Grenal, en Dordogne). Il existe des sites contenant dans des niveaux successifs, à caractères paléoécologiques différents, une même culture moustérienne se poursuivant durant une très longue période de temps. Dans l'état actuel des connaissances, une culture moustérienne de même composition technologique peut être trouvée aussi bien dans un site de plein air que dans un site de grotte ou abri, où cependant les tâches effectuées étaient sans doute sensiblement différentes. Enfin, on trouve le même type de Moustérien (Moustérien typique et Moustérien de type Ferrassie) dans les sites de plein air d'Afrique du Nord tout comme dans les grottes et les abris du sud-ouest de la France ou de l'Espagne, alors que les environnements de ces zones, faune et climat, étaient différents. Une interprétation inverse est proposée pour l'explication de ces différentes cultures moustériennes (Binford) : elles seraient les diverses réponses techniques à des environnements dissemblables, les changements pouvant s'établir même au niveau saisonnier.
Il est certain que ces cultures moustériennes ne traduisent pas des différences anthropologiques, tout au moins en Europe de l'Ouest pour le Moustérien typique, pour le Moustérien de type Quina et pour le Moustérien de type Ferrassie, les seules cultures moustériennes y ayant livré des restes humains fossiles : la variété anthropologique des Néanderthaliens qui y ont été trouvés ne coïncide pas avec la variété technique et typologique des outillages qui leur sont associés. Quant aux porteurs du Moustérien à denticulés et du Moustérien de tradition acheuléenne, ils sont pour le moment inconnus.
Hors de France
Hors de France, le Moustérien est connu en Angleterre du Sud, en Belgique, en Espagne avec des hachereaux sur éclat, en Italie, en Suisse (Moustérien alpin), dans les grottes élevées, peut-être postes de chasseurs, qui ont livré des esquilles d'os portant des traces dont la signification est discutée (actions naturelles, utilisation ?). En Europe centrale, il semble se raréfier ; en Allemagne, il possède des pointes foliacées ; il existe en Autriche, Hongrie, Slovaquie ; il commence à être découvert en Grèce.
Sur les rives asiatiques et africaines de la Méditerranée, le stade moustérien ne présente pas de différences fondamentales avec celui de l'Europe. L'Afrique du Nord a des gisements moustériens de plein air, appartenant sans doute au Moustérien typique, auquel succède une industrie typiquement nord-africaine, l'Atérien, de typologie moustérienne, caractérisée par des pointes et des racloirs de débitage levalloisien, mais aussi par des outils plus récents, grattoirs et burins, et surtout des pointes pédonculées, les pointes atériennes. Cet épigone africain du Moustérien est tardif et appartient au Paléolithique supérieur.
Au sud du Sahara, par contre, les industries du Middle Stone Age sont moustéroïdes, typologiquement voisines des industries moustériennes, mais chronologiquement contemporaines, en partie au moins, du Paléolithique supérieur de l'Europe. Dans le climat humide du Gamblien, dernier stade pluvial africain, dont le début est contemporain du stade glaciaire du Würm, l'occupation humaine s'étend à des régions jusque-là inhabitées ; elle est attestée par des outils lourds de déforestage ou de défrichement, expressions d'activités de bûcheronnage, tels les pics et les gros rabots du Sangoen (baie de Sango en Ouganda) ; puis, au Lupembien, l'homme colonise pour la première fois la forêt africaine, vers 40 000 ans avant notre ère. Il occupe les hautes terres steppiques du Kenya, avec le Fauresmithien, dont témoignent de petits bifaces, des hachereaux et des éclats. Il s'agirait d'adaptation à des environnements différents (K. W. Butzer).
En Asie Mineure, le Moustérien est abondant et relativement proche, typologiquement, du Moustérien européen ou nord-africain. Comportant souvent de nombreux éclats levalloisiens, il est connu dans beaucoup d'abris et de grottes. À Iabroud, en Syrie, le Iabroudien, sorte de faciès oriental du Moustérien de type Quina, se trouve à la base, sur de l'Acheuléen. Il est suivi d'une série de couches moustériennes, comportant parfois des outils de petite taille (Micromoustérien). En Israël, on a trouvé, dans divers gisements, du Moustérien un peu particulier. Dans la grotte de Djebel-Qafzeh, des niveaux moustériens ont révélé la présence d'hommes déjà de type moderne.
Le Moustérien existe aussi en Turquie et en Syrie. En Irak, la grotte de Shanidar a donné plusieurs squelettes néanderthaliens. Dans la partie asiatique de l'ex-U.R.S.S. se trouvent plusieurs gisements, soit au sud du Caucase, soit en Asie centrale (Tešik-Taš). En Chine, il existe des sites d'un Moustérien original (Shuitongkou [Choueit'ong-K'eou], près de la Grande Muraille).
Vie communautaire et cultes
Les groupes moustériens habitent dans des grottes et des abris ou en plein air, sans qu'on puisse établir dans ce dernier cas s'il s'agit de résidences secondaires ou principales. En France, l'occupation des grottes et abris est générale. L'homme y vivait plus casanièrement qu'on ne le supposait. Loin de suivre perpétuellement les rennes dans leurs longues migrations, analogues à celles que parcourent actuellement les troupeaux dans le Grand Nord, les Néanderthaliens étaient surtout sédentaires puisqu'en fait leur gibier ne se déplaçait guère.
Il n'existe pas de repère pour établir le volume démographique de ces groupes moustériens, plus nombreux cependant que les groupes acheuléens. Par l'étude des sutures crâniennes, on peut déterminer l'âge auquel l'individu est mort. Ainsi, H.-V. Vallois a démontré que l'homme moustérien mourait jeune, souvent en bas âge, ce qui est normal pour une population primitive. Avec une pyramide des âges très large vers la base, il faut supposer un groupe social où l'homme de plus de quarante ans est rare. Rien ne permet de savoir si son groupe le considère avec respect comme dépositaire de technique et d'expérience, ou si on s'en débarrasse comme d'une bouche inutile.
Les débats passionnés qui ont marqué les premières découvertes de restes de Néanderthaliens, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, attestent que, sous-jacents aux problèmes strictement scientifiques posés par l'homme fossile, il existe des problèmes d'engagement philosophique. La présence de fragments de colorants minéraux, manganèse et ocre, doucis, appointés, raclés, incisés dans les niveaux moustériens de la France du Sud-Ouest et au Proche-Orient, la découverte de fragments d'ocre rouge ou jaune dans le Moustérien de la grotte de Djebel-Qafzeh (Israël) témoignent, comme le nummulite gravé d'une croix du site de Tata (Hongrie), des préoccupations artistiques des Néanderthaliens, mais elles apparaissent très limitées. De cette époque, on ne connaît aucune peinture sur les parois, et ces colorants étaient sans doute utilisés pour des peintures sur le corps ou sur des peaux d'animaux.
Plus nombreux que dans le Paléolithique inférieur, les restes humains du Paléolithique moyen ont donné lieu à diverses spéculations ethnosociologiques. Isolés, mêlés aux silex taillés et à la faune, ce sont surtout des dents, des mandibules et des fragments de crâne, peut-être parce que ces morceaux se conservent le mieux.
Dans le site de Krapina en Croatie, treize individus ont été retrouvés en petits fragments, parfois calcinés, morceaux de crâne ne se raccordant pas, fémurs et tibias, os riches en moelle, brisés et pilés, parfois brûlés : on y a vu les restes d'un repas d'anthropophages, mais ces hommes auraient pu également être dévorés par des animaux. Le culte des crânes moustériens est contesté par A. Leroi-Gourhan, sauf en ce qui concerne le crâne trouvé au mont Circé en Italie, à la grotte Guattari : posé sur un nid de pierre, il porte un coup à l'orbite droite et présente un élargissement du trou occipital ; il est privé de sa mandibule et à proximité se trouve une mandibule qui n'est pas la sienne. À Java, dans le site de Ngandong, sur la rivière Solo, les onze boîtes crâniennes, dont trois privées de face, qui se trouvaient rassemblées dans une cuvette paraissent néanmoins appuyer l'hypothèse de quelque rite des crânes.
On trouve dans les grottes du Moustérien alpin des crânes d'ours placés dans des niches ou dans de grossiers caissons de pierre. Très contestés, ces « rangements » seraient pour les uns intentionnels, et liés à un culte de l'ours, pour les autres le simple résultat des piétinements des ours des cavernes circulant dans des couloirs étroits au milieu des carcasses de leurs prédécesseurs. Mais des tumulus de pierre qui contiennent des squelettes d'ours bruns à la grotte du Regourdou (Dordogne) ont posé à nouveau le problème.
Les sépultures des Néanderthaliens sont connues depuis le début du xxe siècle. Elles sont soit individuelles, comme celle de La Chapelle-aux-Saints (Corrèze), où l'homme reposait dans une fosse de faible profondeur, les jambes repliées, peut-être pour tenir moins de place, la tête à l'ouest, soit collectives, peut-être familiales, comme celles de La Ferrassie (Dordogne), où plusieurs fosses ont livré homme, femme, enfants et d'autres, des outils et des ossements. Des sites funéraires entouraient ces lieux d' inhumations, fosses d'accompagnement avec outils et restes de faune, à La Ferrassie, où le plus énigmatique est sans doute la fosse avec pierre à cupules, dans laquelle un crâne écrasé, sans mâchoire ni dents, a été enterré en même temps que le corps qui est en position anatomique. L'enfant de Tešik-Taš, en Ouzbékistan, est célèbre par les paires de cornes de chèvre de Sibérie qui encerclaient son squelette. À la grotte de Shanidar dans les monts Zagros, en Irak du Nord, un des Néanderthaliens reposait sur une litière de plantes à fleurs aux couleurs vives : achillée, séneçon à fleurs jaunes, centaurée, liliacée à fleurs bleues, si l'on en juge d'après les pollens et les fragments d'étamines.
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Écrit par
- Denise de SONNEVILLE-BORDES : maître de recherche à la faculté des sciences de Bordeaux
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