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LEIRIS MICHEL (1901-1990)

L'entreprise autobiographique

Une fois achevé L'Âge d'homme, un problème se posait : ce livre n'avait-il été qu'une catharsis salutaire délivrant l'auteur de ses obsessions, ou lui permettait-il de replacer ces mêmes obsessions dans le cadre du roman ou du poème ? En fait, il semble bien que Michel Leiris reconnut très vite la nécessité de l'approfondissement du projet initial et, en conséquence, celle de l'affinement des méthodes d'investigation employées jusqu'alors. Ce qui lui a permis d'établir une relation plus profonde à ses origines en décryptant les signes enfantins, à l'image d'un ethnologue découvrant une civilisation cachée.

Il faut dire que La Règle du jeu ne prend tout son sens qu'en s'inscrivant dans ce qui en constitue la substance et l'obstacle – à savoir le temps. La rédaction des quatre volumes (Biffures, 1948 ; Fourbis, 1955 ; Fibrilles, 1966 ; Frêle Bruit, 1976) s'étend sur plus de trente ans et met en place toute une esthétique du scrupule et de l'atermoiement. Sans doute à l'origine de cette œuvre existe-t-il bien un projet initial : par l'entremise de l'écriture et du passé, mettre en lumière quelle « règle du jeu » ou règle de vie, faisceau de principes constitutifs et secrets du moi, serait susceptible d'orienter la vie et de lui donner une plus sûre assise. Mais ce projet s'est vite trouvé débordé et ruiné par le mouvement de l'écriture. L'œuvre n'a pas figé le temps : elle a seulement continué d'être traversée par lui, permettant de nouveaux parallèles, d'autres éclaircissements qui demandaient expressément qu'elle fût continuée. Ce qui ne devait être qu'un bref traité de savoir-vivre, au sens le plus profond, un rigoureux ensemble de phrases à l'inaltérable signification, s'est transformé en œuvre virtuellement infinie. Après Fibrilles, un dernier livre, Fibule, devait établir une relation définitive entre les différents éléments composant La Règle du jeu. Michel Leiris a reconnu l'impossibilité d'une telle tentative : c'est finalement Frêle Bruit qui clôt l'ensemble, anticipant par sa forme fragmentée sur les œuvres à venir.

Nous avons affaire avec La Règle du jeu à des Mémoires plus parcellaires que les autres livres du genre, où l'écriture réduit le plus souvent l'existence de l'auteur à des éléments très simples. Sans doute Biffures commence-t-il avec un événement essentiel : l'accession au langage, la prise de conscience de son intime rapport aux choses. Ces premières pages marquent le début d'une intégration véritable dans la communauté. Mais à partir de là, et par le biais du pacte noué avec les mots, c'est bel et bien l'écriture qui devient maîtresse du jeu : les mots apportent à la réalité une dimension cachée, ils permettent à la mémoire d'apparaître comme une suite d'événements et de tribulations que l'écriture aurait pour objet non seulement de décrire mais d'achever. D'où, au début du moins, la primauté des souvenirs d'enfance, comptant moins comme scènes que comme jalons, signes plus essentiels : ainsi en va-t-il des menus objets, bribes de comptines ou images de livres saints qui, dans leur foisonnement, constituent la matière première du livre, celle qui favorise la recréation langagière du monde. Le style de Michel Leiris, ses amples phrases tendant à situer dans un seul espace des réalités autonomes mais que la progression du langage suffit à apparier jusqu'à en montrer la connivence profonde, ce style même est d'abord mise en œuvre d'un processus de bifurcation susceptible de favoriser tout glissement d'un niveau de réalité à l'autre. C'est d'abord l'entrelacs de la phrase qui apparente [...]

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Pour citer cet article

Gilles QUINSAT. LEIRIS MICHEL (1901-1990) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Michel Leiris - crédits : M. Kalter/ AKG-images

Michel Leiris

Autres références

  • LEIRIS & CO (exposition)

    • Écrit par Pierre VILAR
    • 1 136 mots

    L’exposition qui s’est tenue au Centre Pompidou-Metz entre le 3 avril et le 14 septembre 2015, est à plus d’un titre historique. Il s’agit de la première exposition de cette ampleur consacrée à l’auteur, poète, ethnographe, écrivain d’art, actif militant antiraciste et anticolonialiste....

  • RÉCIT DE VOYAGE

    • Écrit par Jean ROUDAUT
    • 7 128 mots
    • 1 média
    ...naissance mais par un départ, et ne se dénoue pas arbitrairement mais doit s'achever par un retour. Les récits de voyage peuvent prendre la forme de journaux ( Leiris), de lettres (Hugo), ou de mémoires comme ceux de Jean de Léry, ou encore ceux d'un « touriste » (Stendhal). Il est rare qu'ils soient constitués...
  • INTELLECTUEL

    • Écrit par Jean Marie GOULEMOT
    • 9 442 mots
    • 2 médias
    ...Foucault et Pierre Vidal-Naquet, il fonde le Groupe d'information sur les prisons. On pratiqua des occupations, comme celle du C.N.P.F. avec Clavel, Genet et Michel Leiris (1970). Quand les directeurs de La Cause du peuple sont emprisonnés, Simone de Beauvoir et Michel Leiris assument la présidence...
  • JAMIN JEAN (1945-2022)

    • Écrit par Giordana CHARUTY
    • 661 mots

    Né le 26 avril 1945 à Charleville-Mézières, Jean Jamin a fait des études de philosophie, de sociologie et d’ethnologie à la Sorbonne et à la VIe section de l'École pratique des hautes études, sous la direction de Georges Balandier, de Denise Paulme et Marc Augé. Il effectue ses premières...

  • L'ÂGE D'HOMME, Michel Leiris - Fiche de lecture

    • Écrit par Aliette ARMEL
    • 1 128 mots
    • 1 média

    Michel Leiris date avec précision l'écriture de L'Âge d'homme : de décembre 1930 – moment où il remet à son ami Georges Bataille le manuscrit de Lucrèce, Judith et Holopherne – à novembre 1935, où il achève la rédaction du livre et le dépose sur le bureau d'...

Voir aussi