LA FABRIQUE DE L'OPINION PUBLIQUE (N. Chomsky et E. S. Herman)
Des milliers de livres, d'articles, de cours, de films ont fermement ancré dans notre conscience un modèle de propagande « orwellien », où un Big Brother décide ce que le public doit savoir ainsi que l'interprétation souhaitable des faits, et où les journalistes rivalisent de servilité pour mettre en avant une vision du monde conforme à ses exigences. Mais ne peut-on concevoir un autre système de communication de masse, qui donnerait, sans Big Brother, une image systématiquement déformée de la réalité politique ? Traduction du livreManufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media (Pantheon Books, New York, 1988, rééd. 2002), La Fabrique de l'opinion publique (Le Serpent à plume, Paris, 2003) montre l'existence d'un tel système, constitué par les médias « libres » des pays capitalistes avancés. Passant au crible les médias des États-Unis, les auteurs se proposent de mettre en évidence les mécanismes de cet autre « modèle de propagande ». Leur longue introduction à l'édition 2002 prolonge et confirme leurs analyses sur la période postérieure à 1988.
La première tâche des auteurs est de montrer que ces médias donnent bien une vision déformée du monde. Pour ce faire, ils prennent des exemples de tragédies telles que meurtres, détournements d'avion, conflits armés, etc., et comparent la façon dont la presse américaine en rend compte selon que la responsabilité de ces tragédies incombe au gouvernement des États-Unis et à ses alliés ou à leurs ennemis. Le contraste des résultats est frappant. L'attention accordée au meurtre de Jerzy Popieluszko, prêtre assassiné en 1984 par des policiers en Pologne communiste, est ainsi comparée à l'intérêt globalement témoigné au meurtre pour raisons politiques de soixante-douze religieux et religieuses en Amérique latine, augmenté de vingt-trois autres cas semblables au Guatemala entre 1980 et 1985, ainsi que du meurtre de l'archevêque Romero et de quatre religieuses américaines au Salvador en 1980. La surface totale consacrée par le New York Times à l'ensemble de ces meurtres couvre à peu près 50 p. 100 de la place consacrée au seul père Popieluszko. On trouve des chiffres semblables pour Time, Newsweek ou les chaînes de télévision. Si l'on se limite aux seules victimes « anonymes », en excluant la place faite à Mgr Romero et aux religieuses américaines, le pourcentage est bien plus faible : environ 15 p. 100 de la surface consacrée. La différence n'est pas seulement quantitative, elle concerne aussi le ton adopté, le degré d'indignation et l'attribution des responsabilités : de simples exécutants en Amérique latine, et jamais l'appareil d'État comme en Pologne.
L'exemple n'est pas isolé. Des distorsions similaires sont relevées entre l'épisode où les Soviétiques abattirent un avion de ligne sud-coréen en 1983 et celui où les Israéliens firent de même avec un avion civil libyen dix ans plus tôt. Ou entre des élections au Salvador et au Nicaragua sandiniste. Ou, plus récemment, dans la fréquence du mot « génocide » dans la grande presse américaine, utilisé deux cent vingt fois à propos du Kosovo, trente-trois fois pour le Timor oriental et dix-huit fois pour les sanctions contre l'Irak. Une fréquence inversement proportionnelle au nombre de victimes qui peut étonner : Madeleine Albright, alors secrétaire d'État, reconnaissait en effet sur C.B.S. le 12 mai 1996 que la mort de 500 000 enfants, du fait des sanctions contre l'Irak, « valait la peine », quand les sources occidentales dénombraient 200 000 victimes pour le génocide dénoncé au Timor et quelques milliers de morts pour celui du Kosovo.
Il est important de comprendre que les faits « dérangeants » ne sont pas rigoureusement cachés dans ces médias, comme ils pourraient l'être dans un régime dictatorial. C'est leur mise en perspective qui est systématiquement biaisée. Par exemple, la guerre du Vietnam sera systématiquement présentée comme résultant de la volonté des États-Unis de défendre, peut-être à tort, un Sud-Vietnam « indépendant », alors qu'il s'agissait pour eux de maintenir à tout prix un régime à leur solde dans cette zone après le départ des Français.
L'incroyable crédulité de la grande presse est également soulignée par les auteurs : par exemple, lorsque Ali Agça, un Turc lié à l'extrême droite, tira sur le pape en 1981 et que fut montée de toutes pièces l'idée d'une « filière bulgare » pour laquelle il n'y eut jamais un début de commencement de preuve, cette version fut propagée sans aucune précaution par le New York Times et d'autres journaux. La même crédulité s'est manifestée tout récemment à propos de l'existence d'armes de destructions massives en Irak ou de liens entre l'Irak et Al-Qaida.
L'idée orwellienne que nous avons de la propagande nous fait penser, à tort, que l'analyse de Herman et Chomsky nécessite une sorte de conspiration. Mais on n'a pas plus besoin d'une conspiration pour expliquer le comportement des médias que pour expliquer pourquoi les employés de General Motors travaillent de façon à maximiser les profits de l'entreprise. Il résulte du fonctionnement d'un marché libre combiné à une distribution très inégalitaire du pouvoir, générateur naturel de « filtres » qui marginalisent l'information dérangeante pour les groupes dominants. Les médias sont de grandes entreprises qui tirent principalement leurs revenus de la publicité, leurs informations des gouvernements ou d'autres entreprises, et leur déontologie d'une série d'instituts ou de groupes organisés servant de « chiens de garde » contre les journalistes trop critiques ; le dernier filtre, hier l'anticommunisme ou, aujourd'hui, l'adulation du marché, prenant valeur de dogme irréfragable.
Ce livre offre des analyses qui contrastent singulièrement avec les critiques dominantes adressées aux médias, qui reposent sur des poncifs socialement neutres, telles que le risque du direct ou le manque de formation des journalistes. Une analyse des médias français selon la méthode des auteurs produirait sans doute des résultats au moins aussi dévastateurs que ceux obtenus pour le système d'information américain.
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Écrit par
- Jean BRICMONT : professeur à l'université catholique de Louvain (Belgique)
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