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CORTÁZAR JULIO (1914-1984)

Nouvelles recherches techniques

Marelle a été pour Julio Cortázar l'aboutissement d'une lente maturation. Mais c'était aussi un livre de propositions sur les manières possibles de concevoir différemment le réel et sur les formules littéraires capables d'exprimer ce regard différent. De ce point de vue, l'écrivain a tenu ses promesses puisque la suite de son œuvre apparaît comme un prolongement de certaines tentatives et un approfondissement des idées alors simplement esquissées.

Cette continuité se manifeste d'abord dans 62. Maquette à monter (62. Modelo para armar, 1968), titre qui renvoie implicitement au chapitre lxii de Marelle où était défini un projet littéraire dont ce nouveau récit sera la réalisation. Il s'agissait de trouver une manière de raconter qui rompe aussi clairement que possible avec la tradition narrative, en quelque sorte une extension de ce qui est déjà fait dans Marelle, mais cette fois-ci dans un sens sans doute plus précis : la rupture avec les conventions devait surtout porter sur la nature des relations entre les personnages. À partir de certaines découvertes sur le caractère chimique de la pensée, Cortázar constatait en effet : « ... Une simple extrapolation suffit pour postuler un groupe humain qui croit réagir psychologiquement au sens classique de ce vieux, vieux mot, mais qui ne représente qu'un stade de ce courant de la matière vivante, des interactions infinies de ce qu'autrefois nous appelions désirs, sympathies, volontés, convictions et qui apparaissent ici comme quelque chose d'irréductible à tout raisonnement et à toute description. »

62. Maquette à monter n'a donc pas une intrigue précise mais plusieurs intrigues superposées et incomplètes, une somme de virtualités narratives souvent à peine amorcées et très vite avortées. Le lecteur a affaire à des personnalités imprécises à la psychologie insaisissable, parfois à l'identité trouble, évoluant dans un monde dont les repères temporels et spatiaux sont faussés, se dissolvent ou s'effacent. Certes, il semble que tous les personnages masculins soient en fait l'expression des facettes changeantes et parfois contradictoires de la personnalité de l'écrivain (l'Argentin et le fonctionnaire international, l'homme aimé ou rejeté...) ; de même que chacune des femmes de ce roman incarne un des aspects de la féminité telle que la conçoit Cortázar (virginité, sentimentalisme, perversité...). Mais les comportements de ces personnages échappent bel et bien aux classifications habituelles, en particulier par leur côté résolument ludique, et si l'on doit trouver une explication à ces comportements elle se trouve non pas dans une explication psychologiste, mais dans la volonté de l'auteur de créer là une œuvre ouverte, c'est-à-dire un univers dont le sens n'est pas donné à l'avance. D'où la précision du titre, « maquette à monter », qui suggère que le livre doit être un montage personnel du lecteur, justement par la variété des lectures que permet le refus d'une narrativité traditionnelle. Chacun peut donc trouver dans 62. Maquette à monter des lambeaux de sa propre expérience, mais toute recherche d'une image du réel que le romancier aurait préalablement (et secrètement) ordonnée s'égarera immanquablement dans le labyrinthe d'une étrange structure en spirale. Chaque tentative pour mettre un mot trop définitif sur les choses se heurtera à l'humour, à la poésie, au fantastique et à l'absurde d'un récit qui se déroule en constant décalage par rapport à la logique ordinaire. Par ce moyen, il s'agit pour Cortázar de faire apparaître sans les nommer les pulsions qui animent l'existence au-delà de toute interprétation rationnelle possible.

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Écrit par

  • : agrégée de l'Université
  • : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles

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Julio Cortázar - crédits : Francois Lehr/ Gamma-Rapho/ Getty Images

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