BRUNSCHWIG HENRI (1904-1989)
« L'un des plus grands historiens de l'Afrique noire », ainsi le qualifiait Léopold Sédar Senghor en tête des Mélanges offerts en son honneur. « Un très grand historien, mais discret, ennemi des déclarations tapageuses ou des professions de foi claironnantes », écrivait de lui Fernand Braudel dans le même volume.
Élève de Lucien Febvre, et surtout de Marc Bloch, à Strasbourg, Henri Brunschwig appartenait, par cette filiation intellectuelle, à l'École des Annales. Mais il était tout autant l'héritier de la tradition « positiviste », considérant avec elle l'histoire comme un travail de rigueur et de raison, fondé sur la seule critique des textes, à l'écart des tumultes et des engagements. Homme des Lumières – il faut voir avec quelle surprise attristée il décrivait, dans sa thèse de doctorat, l'inflation des formes romantiques dans la Prusse du xviiie siècle –, il était l'adversaire des modes et des passions idéologiques.
Au cours des années 1960, quand les idées marxistes et un certain « romantisme » tiers-mondiste dominaient dans les sciences sociales, Henri Brunschwig a bâti son œuvre à contre-courant, expliquant notamment dans Mythes et réalités de l'impérialisme colonial francais (1960), son maître ouvrage, comment 1'impérialisme français prenait ses racines, hors de la nécessité économique et souvent contre elle, dans le sentiment national, la recherche du prestige et la compétition avec les autres puissances coloniales (la « course au clocher »). Au moment où l'histoire africaine, stimulée par la construction des nouveaux États, prenait son essor, créant ses outils de référence et ses méthodes propres, Henri Brunschwig marquait ses distances. Faute de sources écrites suffisantes, l'histoire du continent noir avant 1800 lui paraissait vaine. Avec quelque véhémence, il rejetait comme étrangère à l'histoire cette revendication d'histoire qui agitait les nouvelles élites et les intellectuels africains : « Les Noirs n'ont pas été frustrés de leur histoire parce qu'ils n'ont jamais eu d'histoire, ni éprouvé le besoin d'en avoir une. Pas plus que les Gaulois et les Germains d'avant la conquête romaine ou que de nombreux peuples asiatiques ou océaniens. S'ils veulent une histoire, rien de plus aisé. Ils peuvent, avec ou sans nous, mais selon nos méthodes, en constituer une. Elle sera, comme toutes les histoires, fondée sur des documents que des érudits, libres de tout souci politique ou social, critiqueront ou interpréteront » (Annales E.S.C., 1962).
Avec le temps, Henri Brunschwig, qui était loin d'être un sectaire ou un dogmatique, atténua son propos et s'ouvrit aux formes nouvelles de l'histoire africaine. Dans un article de 1973, intitulé « Une histoire de l'Afrique noire est-elle possible ? », il faisait une place aux méthodes anthropologiques. Mais là n'était pas son domaine de prédilection. Homme d'archives, spécialiste de l'impérialisme, il était un excellent connaisseur de l'histoire de la colonisation et c'est sur ce terrain qu'il s'imposa et forma des disciples. La période coloniale n'était pas pour lui l'objet d'un investissement idéologique. Elle marquait seulement, selon le titre de l'un de ses ouvrages, L'Avènement de l'Afrique noire, c'est-à-dire l'entrée de ce continent dans la vie internationale et l'histoire du monde. La rapidité même du processus retenait toute son attention. Tandis que l'historiographie africaine privilégiait les phénomènes de « résistances », il s'intéressait à la « collaboration noire », voyant en elle, dans une Afrique où la présence blanche avait toujours été numériquement limitée, l'un des vecteurs majeurs des transformations. « ... Avec la collaboration plus ou moins voyante et plus ou moins indispensable du Blanc, ce furent les Noirs qui orientèrent l'évolution de leurs sociétés » : telle était la thèse qu'il défendait dans son dernier grand livre, Noirs et Blancs dans l'Afrique noire française (1983), où il étudiait notamment les différentes catégories d'« assimilés » et d'« évolués ».
Paradoxalement, Henri Brunschwig n'était pas africaniste mais germaniste de formation. Il était né à Mulhouse, en Alsace allemande, en 1904. Agrégé d'histoire et de géographie (1930), il préparait sa thèse, qu'il soutint en 1946, sur la genèse de la mentalité romantique en Prusse. Pensionnaire à l'Institut français de Berlin (1931-1935), il fut le témoin de la victoire du nazisme. En 1936, il fut nommé au lycée Henri-IV, à Paris. C'est là, en 1938, qu'il fut chargé de la classe de préparation à l'École coloniale et, prenant sa tâche au sérieux, se mua en spécialiste. Fait prisonnier pendant la guerre, il fut interné au camp disciplinaire de Lübeck, où il retrouva Fernand Braudel. Après la guerre, il réintégra le lycée Henri-IV, avant d'être nommé, en 1948, titulaire de la chaire d'histoire de la colonisation à l'École nationale de la France d'outre-mer, puis, en 1962, directeur d'études à la VIe section de l'École pratique des hautes études, où il enseigna l'histoire africaine jusqu'à sa retraite en 1975, et au-delà. Il était en outre professeur à l'Institut d'études politiques depuis 1948. Sa connaissance de l'Allemagne avait trouvé dans le même temps un lieu où s'investir : chef des émissions en langue allemande de l'O.R.T.F. pendant près de trente ans (1945-1974), il continuait à observer ce pays qui avait marqué toute la première partie de sa vie.
L'œuvre africaniste de Henri Brunschwig s'étend, elle, sur la seconde moitié de sa vie. À partir de 1946, il publie régulièrement, dans la Revue historique, une recension bibliographique scrupuleuse des travaux sur l'Afrique et la colonisation.
Les ouvrages qui lui confèrent sa notoriété paraissent dans les années 1960. Peu de temps avant sa mort, il publie encore L'Afrique noire au temps de l'Empire français, recueil de textes inédits ou introuvables, « fruit de quarante années de travaux sur l'Afrique noire », point d'orgue d'une production stimulante, non conformiste à sa manière, et toujours actuelle.
Bibliographie
Sur l'homme, son œuvre et son influence
Études africaines offertes à Henri Brunschwig, éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1982.
Principaux ouvrages
La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe siècle et la genèse de la mentalité romantique, P.U.F., Paris, 1947 (sa thèse de doctorat, rééditée en 1973 sous le titre : Société et romantisme en Prusse) ; Mythes et réalités de l'impérialisme colonial français 1871-1914, Armand Colin, Paris, 1960 ; L'Avènement de l'Afrique noire, ibid., 1963 ; Le Partage de l'Afrique noire, Flammarion, Paris, 1971 ; Noirs et Blancs dans l'Afrique noire française, ibid., 1983.
L'édition des écrits de Brazza
Brazza explorateur. L'Ogooué 1875-1879, Mouton, 1966 ; Brazza explorateur. Les traités Makoko, 1880-1882, ibid., 1972.
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Écrit par
- Jean-Louis TRIAUD : professeur à l'université de Provence
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