BUYTENDIJK FREDERIK (1887-1974)
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Occupant une place particulière parmi les meilleurs psychologues contemporains, le savant hollandais F. J. J. Buytendijk, qui fut pendant de longues années professeur aux universités de Nimègue et d'Utrecht, peut difficilement être rangé dans une école. On ne peut pas non plus le considérer comme un éclectique préoccupé de psychologie générale. Ce qui domine son œuvre est avant tout le souci de référer toute expérience et toute théorie à la biologie du sujet humain ou animal. Mais, sur ce point même, il serait vain de chercher à rattacher ce psychologue à une obédience quelconque par rapport à des systèmes ou à des modèles réductionnistes. Formé à la physiologie sous la direction de Zwaardemaker et inspiré par von Uexküll dans ses premiers travaux de psychologie animale, Buytendijk a toujours eu le génie de l'expérience cruciale, celle-ci immédiatement assortie d'une démarche épistémologique au sujet des possibilités méthodologiques concrètes et, dès lors, de la portée des résultats obtenus. Cette attitude à la fois créatrice et critique explique vraisemblablement que Buytendijk n'ait pas fait école au sens courant du terme et que ses enseignements ne puissent être codifiés de façon commode en quelques propositions générales. Ajoutons que son insistance sur l'enracinement épistémologique de la psychologie ne pouvait trouver audience dans le monde de la psychologie scientifique, où de telles questions sont facilement considérées comme ne relevant que de la réflexion philosophique pure et donc sans incidence directe sur le travail psychologique. Les remarques sommaires de Piaget (1965) sur certains aspects des recherches de Buytendijk, dans le domaine du comportement animal, montrent à quel point les problèmes soulevés par ce dernier peuvent ébranler le dogmatisme inhérent à la mentalité « objectiviste ».
Les travaux de Buytendijk couvrent à la fois le comportement animal et le comportement humain. La Psychologie des animaux (1920, trad. franç. 1928) fait une large place aux relations entre l'animal et son milieu et à la signification des conduites telles qu'elles apparaissent à l'observateur en dehors des situations expérimentales. L'influence de von Uexküll y est évidente, mais elle mène Buytendijk à des développements qui ne rejoindront pas les enseignements ultérieurs de l'éthologie, bien que Konrad Lorenz, lui aussi, ait subi la même influence. Ainsi que le montre son Traité de psychologie animale (1952), Buytendijk recherche la nature dialectique des processus organiques et exclut le simple repérage quantitatif. Malgré le fossé qui sépare l'animal de l'homme, l'un et l'autre sont par lui traités comme des « sujets » et non comme des objets d'expériences. Cette optique est la conséquence directe, soulignons-le, de la spécialisation de Buytendijk dans le domaine de la physiologie et non l'indice d'une quelconque conception de la conscience apparentée au vitalisme. Dans une ligne de réflexion qui s'apparente à celle qui est suivie par Erwin Straus, Buytendijk s'efforce de montrer l'inadéquation des modèles mécanistes à partir des faits physiologiques eux-mêmes. Cette démarche rappelle aussi celle de K. Goldstein, dont la critique de l'organicisme repose sur des faits tirés de la neurologie et de la psychopathologie.
De l'immense production de Buytendijk dans le domaine de la psychologie humaine se dégage également une problématique du sujet vivant. Celle-ci est très nettement affirmée dans son étude sur la douleur (1943), parue en français sous le titre De la douleur, en 1951. Elle est développée dans toute son ampleur dans les Prolégomènes d'une physiologie anthropologique (Prolegomena van een anthropologische Fysiologie), ouvrage paru en 1965.
Du point de vue épistémologique, nombreux sont ceux qui se sont demandé comment le physiologiste et psychologue Buytendijk s'était rallié à la phénoménologie. L'explication doit être recherchée, une fois de plus, non dans un assentiment étranger à la science, mais dans la recherche constante d'un ordre fondateur de la science elle-même. Buytendijk n'a consacré que quelques rares textes à la phénoménologie elle-même, et l'intérêt qu'il lui voue n'est peut-être pas d'abord d'ordre philosophique. Il apparaît plutôt dans des textes tels que Attitudes et mouvements (1956, trad. franç. 1957) ou dans les nombreuses études qui traitent de problèmes culturels, ceux-ci étant passibles des mêmes analyses que les problèmes scientifiques. La lecture de ces travaux montre à l'évidence que la notion de « sujet vivant » n'est pas une simple formule polémique permettant à l'auteur de faire le procès de l'objectivisme en négligeant ses authentiques résultats. Ce que la phénoménologie apporte dans une telle perspective, c'est l'idée que, dans les sciences humaines, la vérité scientifique ne va pas de soi et que de multiples conditions, généralement passées sous silence par les hommes de science, doivent être remplies pour que l'emploi d'une telle expression soit légitime. L'activité propre du sujet vivant, Buytendijk la relève dans d'élégantes expériences, dont la plus connue est sans doute Toucher et être touché (1953). Dans cette recherche, l'expérimentateur montre toutes les différences qui séparent les réponses du poulpe selon qu'il est stimulé tactilement de façon passive ou qu'il explore activement son environnement. Aux yeux du physiologiste classique, l'équivalence physique pure et simple des deux catégories de stimulation eût été le seul critère, et ce dernier n'aurait jamais permis de caractériser le comportement tel qu'il se présente « objectivement » lorsque l'on abandonne un certain dogmatisme de la méthode. En bref, la psychologie phénoménologique instaurée par Buytendijk est l'exemple même d'une science de la « subjectivité vue du dehors », pour reprendre l'expression de von Weizsäcker. Cette formule devrait être synonyme de psychologie tout court ou, si l'on préfère, de biologie du champ comportemental. L'isolement apparent de Buytendijk dans le concert de la psychologie contemporaine ne saurait inquiéter ceux qui savent tout ce que lui doit Maurice Merleau-Ponty, dont La Structure du comportement (1938) fait une large place aux enseignements du maître hollandais. Il appartient peut-être au destin de la psychologie phénoménologique d'attendre encore, depuis Brentano (1874) et Stumpf (1883), la prise de conscience des impasses du dualisme classique dans un monde régi par le pragmatisme scientifique, seul acceptable dans une physique traditionnelle où les phénomènes étudiés et les phénomènes qui définissent la méthode sont nécessairement indissociables. L'évolution de la psychologie et son incorporation à la biologie pourraient s'accomplir sur des bases épistémologiques dont Buytendijk et quelques autres ont montré la nécessité. Dans cette perspective, seule l'étude du sens des conduites permettra d'échapper à un nouveau psychologisme et surtout au réductionnisme moins apparent qu'est le biologisme. L'œuvre de Buytendijk est l'un des jalons majeurs de cette transformation.
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Écrit par
- Georges THINÈS : professeur honoraire à l'université de Louvain, membre de l'Académie royale des sciences et de l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, membre correspondant du Muséum national d'histoire naturelle de Paris
Classification
Autres références
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ANIMALITÉ
- Écrit par Florence BURGAT
- 7 683 mots
- 9 médias
Élève de Jakob von Uexküll, Frederik Buytendijk, auteur de plusieurs essais de psychologie animale et de psychologie comparée parus en Allemagne durant la première moitié du xxe siècle, choisit la démarche phénoménologique pour étudier les relations que l'animal entretient avec ce qui l'entoure....
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