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EMMANUEL ARGHIRI (1911-2001)

L'économiste marxiste non conformiste Arghiri Emmanuel est né à Patras, en Grèce, le 22 juin 1911. Après avoir fait des études économiques et commerciales dans son pays natal, il part pour l'Afrique en 1937 et travaille, dans le secteur privé, au Congo belge. En 1942, il rejoint les Forces grecques libres du Moyen-Orient, en tant que volontaire de guerre. Il participe, en avril 1944, au soulèvement de ces Forces contre le gouvernement grec en exil au Caire, il est condamné à mort, puis amnistié en 1945. Il revient au Congo où il reprend ses activités, jusqu'à son départ en France en 1957. Il entreprend successivement des études d'histoire de l'art de 1957 à 1960, à l'École du Louvre, et d'économie, de 1961 à 1967, à l'École pratique de hautes études, où il obtient le doctorat de troisième cycle, sous la direction de Charles Bettelheim, en 1968. Il débute sa carrière académique en tant que directeur d'études au département d'économie de l'université de Paris-VII, de 1969 à 1971, et la poursuivra à l'Institut d'études du développement économique et social (I.E.D.E.S.) de l'université de Paris-I, de 1972 à 1980, au titre de professeur associé. Il décède à Paris le 14 décembre 2001.

La thèse de L'Échange inégal (1969), qui le fera connaître mondialement, peut se résumer ainsi : le prix normal d'une marchandise sur le marché mondial est celui qui assure que tous les facteurs utilisés de part et d'autre dans le monde pour la produire soient rémunérés au même taux. Or Emmanuel souligne que le salaire est le prix d'un facteur de production, le travail, fixé de manière indépendante ou institutionnelle, c'est-à-dire en dehors de toute confrontation entre l'offre et la demande sur un marché. Par contre, la mobilité du capital à l'échelle internationale fait que la rémunération de cet autre facteur, le taux de profit, tend à s'uniformiser entre les différents pays. Dans ces conditions, l'échange inégal provient des écarts dans la rémunération du facteur travail dans les différentes régions du monde. En définitive, on vend à bon marché parce qu'on est pauvre, c'est-à-dire parce qu'on sous-paye la main-d'œuvre. Dans les échanges avec les pays riches, cela se traduit par l'exploitation du Tiers Monde, car le différentiel de salaires entre les nations développées et ce dernier profite à l'ensemble de la population des pays riches, classe ouvrière comprise, qui peut acheter à bon marché les marchandises exportées par les pays à bas salaires. Par la même occasion, Emmanuel remettait en cause le sacro-saint principe de l'internationalisme prolétarien. En participant à l'exploitation de leurs confrères du Tiers Monde, les travailleurs des pays développés n'ont plus d'intérêts communs avec ces derniers. Cela lui vaudra de nombreuses critiques de ses pairs. Seuls quelques courants tiers-mondistes se reconnaîtront dans la thèse d'Emmanuel, trouvant en elle un appui théorique à leurs propres revendications pour la revalorisation des prix des matières premières dans le commerce international.

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Dans Le Profit et les crises (1974), Emmanuel s'attaque à l'essence de la loi de Say, jusque-là admise par tous les courants de pensées économiques. En effet, si John Maynard Keynes, comme d'autres, s'est élevé contre l'une des propositions de la loi Say selon laquelle « la production engendre sa propre demande », qui associe implicitement le vouloir d'achat et le pouvoir d'achat qu'implique un revenu quelconque, Emmanuel conteste plus fondamentalement l'égalité entre la valeur de la production et celle du revenu qu'elle engendre, c'est-à-dire le fait que ce revenu ait la capacité d'acheter cette production, même en l'absence d'épargne, car il est insuffisant. Étant donné que le profit pur est disponible seulement ex-post, une fois le produit écoulé, le revenu susceptible d'acheter une production déterminée est, à tout moment, insuffisant. Emmanuel voit dans cette inégalité structurelle la source originelle de la crise dans le système capitaliste.

Si le système capitaliste n'est pas constamment en crise, loin de là, en particulier pendant le xxe siècle, c'est parce que, selon lui, un certain nombre de facteurs tendent à le rééquilibrer : la hausse des salaires, le déficit budgétaire, l'excédent de la balance commerciale, les dépenses improductives, la publicité par exemple, contribuent chacun à augmenter le revenu distribué et, par conséquent, à réduire la distance entre le revenu et la valeur de la production. L'overtrading, pouvoir d'achat injecté par les banquiers pour valider ex ante le profit futur du capitaliste, autorise ce dernier à le dépenser avant de l'avoir réalisé, permettant ainsi au système d'échapper à la crise de surproduction.

Dans Technologie appropriée ou technologie sous-développée (1981), Emmanuel tranche clairement en faveur de l'utilisation de technologies de pointe, au détriment éventuellement de technologies dites appropriées ou mieux adaptées aux réalités du Tiers Monde, en particulier les technologies intensives en main-d'œuvre, susceptibles de procurer un plus grand nombre d'emplois. Il voit dans les premières un facteur d'accélération du développement, alors que les secondes ne peuvent que figer l'état de sous-développement du Tiers Monde. Ce choix l'amène tout naturellement à privilégier les firmes multinationales, qui sont le principal vecteur du transfert de ce type de technologie vers la périphérie. Cette publication entraînera une série de polémiques. On retrouvera, cette fois-ci, parmi ses détracteurs beaucoup des tiers-mondistes qui s'étaient reconnus dans sa thèse de l'échange inégal et dans sa revendication d'une revalorisation des prix des matières premières. Toutefois, l'histoire lui donnera encore raison : vingt ans après, la théorie de la dépendance qui reconnaissait l'existence d'un centre et d'une périphérie dans le système capitaliste mondial, avec l'impossibilité pour cette dernière de se développer compte tenu de son type d'intégration, n'est même plus avancée aujourd'hui par ses propres tenants ; force a été de reconnaître, pour certaines régions du Tiers Monde, le raccourci indéniable que constitue le recours aux capitaux étrangers et aux technologies de pointe.

— Claudio JEDLICKI

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  • : ingénieur de recherche au C.N.R.S., chercheur au Centre de recherche et documentation sur l'Amérique latine

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  • ÉCHANGE TERMES DE L'

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    ...se traduiraient, dans les pays industriels, par l'augmentation des salaires, alors que, dans les P.E.D., ils provoqueraient la chute des prix. De même, les auteurs marxistes de l'« échange inégal », comme Arghiri Emmanuel, ont évoqué un transfert de plus-value de la « périphérie » (P.E.D.)...

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