VAJRAYĀNA
Magie et sotériologie
Il est fort intéressant aussi d'observer ce qui se passa à l'époque de la seconde diffusion du bouddhisme au Tibet. L'artisan de celle-ci fut le maître indien Atīśa (982-1054). D'un côté, il s'employa à corriger les bases doctrinales et pratiques du mouvement en admettant des initiations qui devaient donner naissance à des chaînes de maîtres et de disciplines s'appuyant sur des fondements traditionnellement sûrs (l'initiation, dbaṅ, pouvant par elle-même, moyennant des cérémonies et des rites secrets, mettre en mesure de comprendre les textes et d'exécuter les rites conformes) ; d'un autre côté, il s'efforça de moraliser les pratiques, en réservant celles qui sont fondées sur l'usage et sur la sublimation des sens à ceux-là seuls qui, par l'exercice de la vertu, par l'étude et par la méditation de la doctrine du Mahāyāna, étaient parvenus au seuil de la réalité ultime. Sans doute la confusion et le désordre devaient-ils être grands pour que Mi-la Ras-pa (Milarepa) comprît seulement à un certain moment que « la voie des inclinations sensuelles, qui est celle des tantra, ne pouvait être tenue pour une voie normale, pratiquée par tout le monde ». Quoi qu'il en soit, la classe des anuttara-yoga-tantra, les « tantra du yoga suprême », voués à ces pratiques non conventionnelles, occupe toujours la place la plus élevée, précédée par les catégories des kriyātantra, des caryātantra et des yogatantra, adonnés aux exercices rituels de la magie et de l'ascèse, dont l'anuttarayoga sera le couronnement dernier. Mais il fallait que le sujet fût jugé apte par le maître, lequel a une très grande importance dans le Vajrayāna (et, en général, dans le tantrisme) : pour le yogin non conventionnel du Vajrayāna l'unique support indispensable n'est pas la structure monastique, mais le maître, du moins tant que le disciple n'a pas lui-même acquis la qualité d'un maître.
Des deux niveaux du Vajrayāna, le niveau magique et utilitaire et le niveau sotériologique, le premier est moins caractéristique ; il repose en fait sur un répertoire de magie servant à toutes sortes de causes, telles que la victoire sur les ennemis, l'acquisition du bien-être. Le second, en revanche, est spécifique du Vajrayāna : la fin est ici la bouddhéité ou « essence de diamant » (vajrasattva) et les moyens la méditation, le yoga, le rituel. Mais la bouddhéité du Mahāyāna ou du tantrisme n'est pas le nirvāna du Hīnayāna, lequel s'oppose au monde conditionné du devenir (saṃsāra). En réalité, l'équivalence (samatā) du saṃsāra et du nirvāṇa est la conquête la plus haute et se situe par-delà l'illusion (moha) qui fait croire à un contraste entre l'un et l'autre. « Tous les êtres sont Bouddha, mais ce fait est obscurci par les impuretés accidentelles (āgantukamāla) », affirme le Hevajratantra, qui, avec le Guhyasamājatantra, est un des textes du Vajrayāna les plus connus et les plus importants. La bouddhéité est donc soit une dimension « psychologique », soit une dimension « ontologique » : à l'individu pur les choses apparaîtront dans leur pureté, libérées de ce qui est moi et mien, dégagées de leurs connotations conceptuelles et de leurs affinités particulières, c'est-à-dire de l'héritage karmique qui infecte l'esprit ; elles apparaîtront ainsi sous leur aspect véritable : « La condition pure (viśuddhi) des choses [...] c'est la vérité en elle-même » (ibid.). La purification serait le moyen, la pureté, la fin. Mais à ce sujet se posent quelques questions fondamentales : quel rapport y a-t-il, d'abord, entre le rituel et le fond doctrinal, puis entre le rituel et la méditation (ou le yoga) ? enfin, quelles sont la fonction et la légitimité de ce qu'on appelle les « voies sensorielles » ? Avant tout, s'agissant du Vajrayāna, il faut précisément se garder d'opérer, comme cela se fait parfois, une distinction rigoureuse entre le rite et la méditation. Hormis l'évidente richesse des éléments rituels du yoga classique – qui vont des positions corporelles à la préparation de l'ambiance et à l'accord avec les rythmes astrologiques –, il est clair que, dans une conception qui unit le microcosme et le macrocosme, le yoga (ou la méditation) est rite et le rite yoga. L'état suprême (vajrasattva) est « unité des trois » (cf., par exemple, le Hevajratantra), c'est-à-dire du corps, de la parole et de l'esprit. Le corps qui se livre à la respiration yogique ou à des gestes cérémoniels, la bouche qui prononce des formules et l'esprit qui se concentre sur la divinité appropriée, tous les trois ensemble se fixent précisément pour but d'accomplir cette unité à un premier niveau, afin qu'il puisse être donné à celle-ci de résonner, pour ainsi dire, à un niveau transindividuel. Qu'un mantrarécité mécaniquement ait une valeur et que, prononcé dans le contexte qu'on vient d'évoquer, il en ait une autre, plus complète, cela tient justement à ce que se produit, dans ce dernier cas, une vibration où sont unis le psychique et le physique. Prenons un autre exemple, celui d'une fréquente pratique rituelle et méditative : la « visualisation » d'une divinité, suivie de l'identification à cette dernière – « Jour et nuit, que le yogin demeure en union avec cet « un » essentiel, de la même manière que coule un fleuve ou qu'immobile brûle une lampe » (Hevajratantra) ; ce pourrait être un contresens, semble-t-il, que de s'engager dans des identifications tandis qu'on aspire à une totale « désidentification ». Mais, paradoxalement, c'est le fait d'entrer en union essentielle avec une divinité – c'est-à-dire avec une image-force qui, d'une certaine façon, infuse dans le sujet l'énergie correspondante – qui est précisément tenu pour capable de conduire au-delà des images et de la pluralité : si « je suis Hevajra », j'ai en moi la force-connaissance (et la répétition du rite vise à assurer et à accroître cette force) qui permet de trancher les liens du saṃsāra et de dépasser le monde des formes.
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Écrit par
- Corrado PENSA : professeur à la Scuola orientale de l'université de Rome
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