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SENS UNIQUE, Walter Benjamin Fiche de lecture

Walter Benjamin - crédits : AKG-images

Walter Benjamin

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L'écrivain et critique allemand Walter Benjamin (1892-1940) fut longtemps mal connu en France, où ce n'est qu'à la fin des années 1970 qu'on commence à mesurer l'ampleur et la diversité de son travail. Il avait fallu en effet plus de dix ans pour que s'épuise le recueil d'Œuvres choisies publié par Maurice de Gandillac (1959) et qu'il reparaisse dans une édition revue et augmentée (Mythe et Violence et Poésie et Révolution, 1971). Ses Essais sur Bertolt Brecht(Maspero, 1969), au tirage modeste rapidement épuisé, furent eux aussi réédités à la fin des années 1970, suivis des deux volumes de la Correspondance (1969), d'une anthologie de lettres d'auteurs allemands que Benjamin avait sélectionnée en 1936 (Allemands, 1979) et surtout de Sens unique (1978). Walter Benjamin donc, sous l'effet d'une certaine mode, entra avec retard dans notre actualité littéraire. Mais ce retard, il semble qu'il l'ait lui-même programmé ; il écrit, en effet, à propos de Sens unique (1928) et de ses affinités avec certaines fictions surréalistes : « Plus il m'est évident que les contemporains sont réceptifs à ces effets, autrement dit plus éclate la stricte actualité de mon projet, plus il m'impose de veiller en moi-même à ne pas précipiter la conclusion. Ce qui est véritablement actuel vient toujours à l'heure » (Correspondance).

Fragments autobiographiques

L'ouvrage éblouissant, qui porte le titre de Sens unique, est en fait composite : il comporte un livre de 1928, auquel il doit son titre (Einbahnstrasse), et deux recueils de textes parus dans des revues et réunis à titre posthume (Enfance berlinoise, 1933-1935 et Paysages urbains, 1927-1930). Cependant, l'écriture tout élégiaque et fragmentée de ces textes justifie leur réunion. Ils transforment le statut de la théorie en changeant son mode discursif et son objet. À propos des tableautins de « Moscou », Benjamin écrivait qu'il voulait présenter cette ville « sous ce point de vue qu'en elle tout fait est déjà théorie ». À mi-chemin entre l'autobiographie, le journal intime et le traité d'économie politique ou de philosophie, rien dans la culture française ne peut être comparé à ce livre, sinon les plus programmatiques Mythologies de Roland Barthes, en ce sens qu'un détail ténu est pour Benjamin évocateur de tout un monde. C'est le fameux gestus social de Brecht qui est leur point commun. La forme brève et discontinue de ces textes n'est pas un hasard, elle est une nécessité historique dont Benjamin s'expliquera dans les Thèses sur la philosophie de l'histoire qu'il rédigea peu avant sa mort, en 1940 : l'historiographie traditionnelle, avec son mythe du progrès continu et du temps vide et homogène, a mené au stalinisme et au fascisme. Nous avons au contraire des devoirs envers le passé dont il faut retracer l'histoire « à rebrousse-poil » : il est un semis de catastrophes et d'espoirs déçus qui sont au présent des présages pour l'avenir. Tous ces textes portent la marque de l'insondable nostalgie de Benjamin, de son apprentissage réticent d'abord, critique ensuite, du marxisme, de ses enthousiasmes littéraires, de l'ambiguïté de ses sentiments face aux transformations frénétiques que le capitalisme industriel fait subir à la culture et au mode de vie de la bourgeoisie dont il est issu (son père fut antiquaire, puis banquier), de sa nausée, enfin, devant l'ascension du fascisme.

À première lecture, Enfance berlinoise est un recueil mélancolique de souvenirs, où l'influence de Proust (dont Benjamin était à ce moment le traducteur) se devine dès les premières lignes. Le ton de ces poèmes en prose que sont « Cachettes », « La Fièvre », « Société », avec la présence diffuse et bienfaisante de la mère dans « l'arsenal des masques » qu'est l'appartement familial, est comme calqué sur celui d'À la recherche du temps perdu. C'est en effet paradoxalement une longue connaissance de Proust qui aura permis à Benjamin d'être si concis et de distiller la rapidité brutale de ses métaphores en un raffinement subtil d'une précision définitive. « Longtemps encore la vie a pour le souvenir encore tendre de l'enfance la prévenance d'une mère qui donne le sein à son nouveau-né sans le réveiller » : cette prévenance fait d'Enfance berlinoise l'un des livres les plus délicats et les plus justes sur ce que la vie d'adulte a tué en nous. Il ne faut cependant pas s'y tromper ; malgré les explorations amoureuses des objets de cette culture perdue, les armoires interdites avec leurs mystérieuses « Chaussettes du dedans », « le pupitre de la chambre qui bat en duel le banc de l'école », ce livre est un examen tout à la fois féroce et attendri de l'illusion dans laquelle son éducation bourgeoise berçait l'auteur.

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Sens unique, écrit pourtant quelque dix années auparavant, donne en quelque sorte la clef d'Enfance berlinoise. Certains textes y avaient déjà paru en effet avec un titre différent, mais d'autres surtout utilisaient un même titre dans un contexte tout opposé. Alors que « Panorama impérial », dans Enfance berlinoise, décrit l'émerveillement de l'enfant devant le spectacle archaïsant des images du monde qui défilent dans le bâtiment circulaire du panorama, le texte qui porte ce titre dans Sens unique trace un portrait apocalyptique de l'Allemagne inflationniste et de « l'aveuglement général qui lui sert de toile de fond ». La nostalgie d'Enfance berlinoise prend ici statut de critique sociale : « La chaleur se retire des choses » parce que le capitalisme n'en a plus besoin, au temps de l'inflation et de la guerre économique, pour dissimuler la crudité des rapports sociaux qu'il engendre.

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard

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