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BRESSON ROBERT (1907-1999)

Musique de l'être et poésie de la vision

Un film part d'une colère, d'un enthousiasme, d'un étonnement, d'une indignation. Mais partir d'un sentiment ne veut pas dire qu'on le communique tel quel ; encore moins, qu'on le communique par l'intermédiaire des sentiments d'un personnage. Le masque fermé des modèles bressonniens signifie avant tout qu'il ne faut pas chercher la clé du film dans une intériorité psychologique ; même lorsque le récit est véhiculé à la première personne, les aveux des héros restent opaques. Ou plutôt, ces héros sont à prendre non comme des personnages, au sens accoutumé, mais comme le site de forces qui les traversent ; ils sont anonymes, même s'ils ont un nom ; ils sont des figures de l'être, plutôt que réellement des « étants ». Ce qui déroute dans le cinéma de Bresson, c'est donc cela, qui semble abstrait : nous voyons des hommes et des femmes agir, mais ne savons pas au nom de quoi, ni pour quoi. Le pickpocket – sans doute le plus bressonnien de tous ces héros – se livre à sa passion, mais celle-ci, quoique décrite méticuleusement, reste indifférenciée ; on pourrait aussi bien penser qu'il se drogue ou se brûle au jeu (le bref épisode italien et londonien, raconté off, évoque fugitivement Le Joueur de Dostoïevski). L'essentiel est cette flamme qui le pousse à agir, à se retirer du monde au nom d'une passion et à tout prix.

C'est pourquoi les récits de Bresson ont un rythme si singulier, évacuant d'énormes pans d'information. La modulation du temps est le facteur le plus manifeste de son style. Accélérations, tels l'évasion de Fontaine, les meurtres perpétrés par Yvon, ou la carrière de Balthazar. Ralentis, comme lorsque le prestidigitateur Kassagi, dans Pickpocket, nous montre tous les stades d'une manipulation, ou qu'on décrit en détail l'accident de voiture d'Yvon lors du hold-up raté (ou encore les conséquences de l'huile répandue sur la route par les voyous dans Balthazar) ; par répétition, comme les chevaliers tués à la fin de Lancelot du Lac ; par allongement généralisé, comme dans Le Diable probablement, avec la sensation que les personnages passent leur temps à marcher (à user leurs semelles, ainsi qu'il est dit au début).

Plus surprenant encore, le traitement des lieux. On a souvent relevé, et parfois moqué, un goût de Bresson pour les décors minimaux. Cette tendance culmine dans Le Procès de Jeanne d'Arc, où la prison, le tribunal, le bûcher même sont signifiés par un petit nombre de leurs éléments ; mais elle est présente dans tous les films, surtout ceux consacrés à la circulation de l'argent, où l'on isole des mains, des billets, des marchandises. En même temps, rien d'abstrait dans ce minimalisme. Les images de Bresson sont au contraire très concrètes, très « chosales » ; Bazin n'avait pas tort de parler d'une « dialectique du concret et de l'abstrait par l'action réciproque d'éléments contradictoires de l'image ». Jamais de description pittoresque, bien sûr, mais toujours – et c'est là, au fond, le véritable miracle permanent du cinéma de Bresson – une sensation de présence extrême, faite de précision, d'intuition, de justesse dans le choix des rares éléments figurés.

L'ambition de Bresson est extrême. Il vise, comme les grands romanciers du xixe siècle, à donner une vision intime de l'Homme en éclairant quelques hommes singuliers – tous, au fond, chez lui, proches d'une forme de sainteté. Pour cela, il a la conviction d'avoir trouvé la forme cinématographique idéale (« tu appelleras un beau film celui qui te donnera une haute idée du cinématographe »), qui, ayant évacué l'anecdote, peut parvenir à laisser transparaître l'essentiel. L'« aplatissement » de l'image[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

Classification

Pour citer cet article

Jacques AUMONT. BRESSON ROBERT (1907-1999) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

<it>Les Dames du bois de Boulogne</it>, de R. Bresson - crédits : Les Films Raoul Ploquin, 1945/ Everett/ Bridgeman images

Les Dames du bois de Boulogne, de R. Bresson

Autres références

  • PICKPOCKET, film de Robert Bresson

    • Écrit par Michel MARIE
    • 977 mots

    Pickpocket marque assurément une date dans l'histoire du cinéma français. Il y a un « avant » et un « après » ce sixième long-métrage de Robert Bresson (1907-1999), tant son style est unique et radical dans ses partis pris d'austérité. Ce n'est pourtant pas un coup d'essai. Robert...

  • CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire

    • Écrit par Marc CERISUELO, Jean COLLET, Claude-Jean PHILIPPE
    • 21 694 mots
    • 41 médias
    En marge de ces courants s'impose la figure de celui qui va être le plus grand cinéaste français de l'après-guerre : Robert Bresson. Les Anges du péché (1943), Les Dames du bois de Boulogne (1945) étonnent avant de rencontrer, difficilement, leur public. Cocteau et Becker se font les défenseurs...
  • FRANCE (Arts et culture) - Le cinéma

    • Écrit par Jean-Pierre JEANCOLAS, René PRÉDAL
    • 11 105 mots
    • 7 médias
    ...Henri-Georges Clouzot, avec Quai des Orfèvres en 1947, reste un créateur personnel, dont la noirceur dépasse le seuil de tolérance du cinéma ambiant. Robert Bresson impose, hors du temps, une écriture exigeante, hautaine et magnifique dans Le Journal d'un curé de campagne (1951), puis Un condamné...
  • IMAGE

    • Écrit par Agnès MINAZZOLI
    • 3 215 mots
    • 2 médias
    ...notre imagination que la peinture, si toutefois l'un et l'autre, dans leur spécificité, échappent à la facilité des conventions. Initialement peintre, Robert Bresson a trouvé dans l'art cinématographique la médiation la plus adéquate à l'exposition de situations humaines tragiques qui ne...
  • PARLANT (CINÉMA) - (repères chronologiques)

    • Écrit par Michel CHION
    • 3 201 mots

    1899 États-Unis. The Astor Tramp, « picture song » de Thomas Edison. Bande filmée destinée à être accompagnée d'une chanson chantée en salle (derrière l'écran) par des artistes invités.

    1900 France. Présentation par Clément Maurice du Phono-Cinéma-Théâtre à l’'Exposition universelle....

Voir aussi