Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

MADAME BOVARY, Gustave Flaubert Fiche de lecture

Une apparente froideur

« C'est la faute de la fatalité » dit Charles avant de disparaître. Et c'est bien le sentiment d'un implacable engrenage qu'a voulu rendre Flaubert, avec la froideur d'un greffier et la minutie d'un médecin légiste. Cette apparente impassibilité impressionne les premiers lecteurs dont Lamartine, désolé de la fin impitoyable infligée à Emma. L'auteur d'ailleurs en rajoute, prétendant avoir fait une « œuvre d'anatomie ». Tout au long de la rédaction du roman, il ne cesse, dans ses lettres, de se plaindre de la dureté de la tâche et de ce que l'exercice qu'il s'impose, un « tour de force inouï », va contre sa nature : « Ce livre, tout en calcul et ruses de style n'est pas de mon sang » ; « Nul lyrisme, pas de réflexions, la personnalité de l'auteur absente » ; ou encore : « Sujet, personnages, tout est hors de moi ».

En fait, ce n'est pas parce que Flaubert ne dit pas « je », ne fait pas irruption dans le récit et ne prend pas parti qu'il est absent de son œuvre. Dès la première phrase du roman, il est là, dans la salle de classe où entre le jeune Charles, et il restera toujours au premier plan, mais en filigrane. Au travers d'un réalisme éminemment subjectif, il détermine le regard porté sur les choses, en donnant aux objets, comme la casquette de l'élève Bovary, plus d'humanité qu'à certaines figures du roman, ou encore en interprétant les paysages au gré des humeurs d'Emma. L'écrivain s'infiltre ainsi au plus secret de ses personnages, révélant, grâce à l'emploi subtil du style indirect libre, leurs songes et leurs divagations. Il croque ironiquement, aux limites de la caricature, la bêtise d'un Bernisien et surtout d'un Homais, en épinglant les stéréotypes et la rhétorique pompière qui caractérisent ce personnage. Bref, comme Dieu dans sa Création, Flaubert est partout. D'où la célèbre formule : « Madame Bovary, c'est moi », qui ne se comprend bien qu'au regard de cet autre aveu : « Aujourd'hui, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d'automne sous des feuilles jaunes et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'on se disait et le soleil rouge. »

L'écriture ou, pour Flaubert, le « style » transcendant le réel, on peut rêver d'un livre qui n'existe que par ses seules phrases et ne fasse référence à rien. Le sujet au fond importe peu, Yvetot vaut bien Constantinople. Certes, après Yonville, l'écrivain se consacrera à Carthage avec Salammbô (1862) et reviendra à La Tentation de saint Antoine. Mais il fera aussi L'Éducation sentimentale (1869) et Bouvard et Pécuchet (1881), son œuvre la plus ambitieuse, peut-être, qu'il laissera inachevée. Dans ces romans, il n'y a plus de drame et presque plus d'histoire. Avec Madame Bovary, il a pris conscience qu'en mettant en scène des êtres médiocres menant des existences mornes dans des villages improbables, on pouvait aussi faire une grande œuvre. De cette prise de conscience date peut-être le début de la littérature moderne.

— Philippe DULAC

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Pour citer cet article

Philippe DULAC. MADAME BOVARY, Gustave Flaubert - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Gustave Flaubert - crédits : Courtesy of the Bibliotheque Municipale, Rouen

Gustave Flaubert

Autres références

  • CHABROL CLAUDE (1930-2010)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 3 519 mots
    • 1 média
    Film mal compris, Madame Bovary clôt une période chabrolienne. De tout temps, les héroïnes de Chabrol sont des Emma Bovary, et celle de Chabrol, incarnée par Isabelle Huppert, est bien une « bonne femme ». Des mouvements de caméra incessants annulent les élans romantiques intérieurs d'Emma par les...
  • DESCRIPTION, notion de

    • Écrit par Elsa MARPEAU
    • 985 mots

    La description permet de donner à voir en imagination, grâce au langage. Elle constitue une pause, un contretemps dans le flux du récit. Sa finalité représentative semble ainsi l'opposer aux visées narratives de ce dernier. Toutefois, cette distinction théorique est plus complexe dans la pratique,...

  • EMPIRE SECOND (1852-1870)

    • Écrit par Stella ROLLET
    • 12 843 mots
    • 9 médias
    ...Émaux et camées (1852), Théophile Gautier met en pratique sa théorie de « l’art pour l’art », augurant les mouvements parnassien et symboliste. Flaubert, quant à lui, se rattache au mouvement réaliste tout en proposant, avec Madame Bovary (1857), une esthétique nouvelle. Cet ouvrage lui vaut,...
  • FLAUBERT GUSTAVE (1821-1880)

    • Écrit par Pierre-Marc de BIASI
    • 9 824 mots
    • 1 média
    Conformément à son nouveau système, Flaubert se donne un « sujet » plat, aussi éloigné que possible des fastes lyriques de la Tentation. Le canevas lui en est fourni par la vie d'un ancien élève de son père, Delamare. Officier de santé en Normandie, à Catenay puis à Ry, il avait épousé, en secondes...
  • Afficher les 12 références

Voir aussi