MACROÉCONOMIE Croissance économique
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Le terme « croissance » désigne l'augmentation du volume de la production de biens et de services d'une année sur l'autre. Les chroniqueurs économiques parlent ainsi d'accélération ou de ralentissement de la croissance pour caractériser une année particulière. Toutefois, les économistes préfèrent réserver le terme de croissance à une augmentation tendancielle de la production par tête, qui entraîne sur une longue période une multiplication du volume de biens et de services disponibles en moyenne pour un habitant d'un pays. La croissance décrit ainsi un phénomène plus restreint que le processus de développement, lequel intègre généralement, au-delà du revenu par tête, l'espérance de vie et le niveau d'éducation. Sur la base de l'histoire des pays dits développés, la croissance apparaît comme la condition sine qua non du développement.
Après avoir connu un régime stationnaire avant la révolution industrielle de la fin du xviiie siècle, la production par tête des pays développés a été multipliée par plus de 15, en moyenne, en moins de deux siècles. Derrière cette croissance prodigieuse du revenu moyen se cachent des inégalités entre individus, voire la pauvreté. Toutefois, le niveau de vie de la grande majorité des habitants de ces pays est sans conteste largement supérieur à celui de leurs ascendants. Cette croissance recouvre aussi des disparités temporelles. Ainsi, la croissance de l'après-Seconde Guerre mondiale, la période dite des Trente Glorieuses, fait figure d'exception : elle a été marquée, en France par exemple, par des taux de croissance anormalement élevés, de l'ordre de 4 p. 100 par an, alors que d'autres sous-périodes se caractérisent par des taux moyens annuels proches de 1,5 p. 100 dans ce même pays. D'autres pays n'ont pu profiter de cette longue période de croissance et sont encore en voie de développement. Ils connaissent des taux de croissance faibles, voire négatifs, qui ne sont pas sans rappeler les taux qui caractérisaient les pays développés avant la révolution industrielle. Les écarts de revenu par tête, loin de se réduire, se sont creusés au cours du dernier siècle avec la majorité des pays africains et sud-américains. Pourtant, certains pays ont réussi à décoller grâce à une longue période de croissance. C'est le cas de pays du Sud-Est asiatique (Corée du Sud, Taiwan...), dont l'expérience souligne qu'il est toujours possible d'espérer prendre en route le train de la croissance, même deux siècles après la révolution industrielle.
Les plus grands économistes (Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx, Joseph Schumpeter, Robert Solow, Douglas North, Robert Lucas) ont cherché à élucider les ressorts de la croissance et les conditions de sa pérennité. Quels sont les facteurs à l'origine de ce phénomène ? Pourquoi certains pays n'arrivent-ils pas à décoller ? Quelles sont les responsabilités respectives de l'initiative privée et de l'intervention publique dans ce phénomène ? Ces questions ont d'autant plus d'acuité que la croissance participe à l'amélioration des conditions de vie. N'existe-t-il pas cependant un conflit d'intérêts entre, d'une part, cette augmentation des quantités de biens produits et, d'autre part, les efforts consentis pour obtenir ce résultat ? Cette question essentielle pose le problème de l'optimalité de la croissance.
L'ensemble de ces questions, qui sont au cœur des théories économiques de la croissance, seront traitées dans cet article. Une première partie présente la croissance comme le résultat d'un processus d'accumulation. La seconde expose les conditions qui permettent d'atteindre un niveau de croissance optimal.
Croissance et accumulation
La production consiste à transformer des ressources naturelles et des biens (les consommations intermédiaires qui disparaissent dans le processus productif) en d'autres biens (le produit final), en créant au passage de la valeur. Cette valeur ajoutée est obtenue grâce à la combinaison technique de facteurs de production, travail et outils de production. À l'inverse du travail, ces derniers font eux-mêmes l'objet d'une production, et sont donc accumulables.
La croissance résulte de l'augmentation continue des facteurs accumulables. Pour les économistes classiques (Smith, Ricardo et Marx) l'accumulation des biens d'équipement apparaît comme le principal facteur de croissance. Le premier modèle de croissance néo-classique, proposé par Robert Solow en 1956, s'inscrivait également dans cette logique. L'amélioration continue de la qualité des biens d'équipement, sous le jeu du progrès technique, traduit un autre type d'accumulation, centrée sur les connaissances. Joseph Schumpeter dans les années 1920 et, depuis la fin des années 1980, les théoriciens de la croissance endogène, en particulier Paul Romer, ont particulièrement souligné l'importance de cette dimension dans le processus de croissance. Enfin, la qualité moyenne d'une heure travaillée évolue aussi dans le temps grâce à l'amélioration de la formation des travailleurs (éducation générale et formation professionnelle). Le capital humain désigne, à cet effet, l'ensemble des capacités productives d'un individu, incluant ses connaissances générales et spécifiques, et constitue un autre facteur de production accumulable, dont Robert Lucas, en 1988, a montré le rôle.
L'accumulation du capital physique
Les biens d'équipement sont des biens produits afin d'être utilisés ultérieurement dans le processus de production. C'est pourquoi on les regroupe sous le terme de « capital physique ». Ces biens peuvent correspondre à du capital matériel (un ordinateur) ou à du capital immatériel (un logiciel). Parce qu'il peut être produit, le capital physique est un facteur accumulable, même s'il s'use ou se déprécie au cours du processus productif. Cette accumulation se traduit par l'utilisation d'un nombre toujours plus élevé d'outils de production.
Nécessairement, chaque année une partie de la production est consacrée à la fabrication de biens d'équipement. Cette part correspond à la fraction de la production qui n'est pas consommée. L'épargne des ménages et l'investissement des entreprises sont ainsi au cœur du processus de croissance de la production, lequel dépend aussi, naturellement, de la productivité de ce supplément de capital. De façon générale, la productivité moyenne (marginale) d'un facteur de production indique le nombre de biens produits en moyenne par une unité (la dernière unité utilisée) de ce facteur. La question qui se pose alors est celle de savoir si la productivité du capital ne tend pas à diminuer au fur et à mesure de l'accumulation, ce qui serait une limite à l'accumulation du capital, et donc à la croissance.
La convergence vers un état stationnaire
Considérons le cas d'une entreprise particulière. Le fait, par exemple, de pouvoir disposer d'un nombre d'ordinateurs plus important augmente la production horaire de son personnel. Cependant, au fur et à mesure que le nombre d'ordinateurs augmente, le surcroît de production tend à diminuer si le nombre d'employés reste constant : il ne sert à rien de doter chaque employé de plusieurs ordinateurs. Ce raisonnement particulier vaut pour l'ensemble de l'économie. La productivité du capital par travailleur tend à diminuer au fur et à mesure de l'accumulation du capital, ce qui introduit une limite à la croissance de la production.
Cette convergence, apparemment inéluctable, vers un état stationnaire est au cœur des prédictions des classiques (Smith, Ricardo et Marx). Elle repose sur l'existence d'un facteur non accumulable et essentiel dans le processus de la production, qui peut bloquer la croissance. Dans l'analyse du fonctionnement d'une société agricole comme celle du début du xixe siècle, David Ricardo privilégiait la terre comme principal facteur « bloquant ». Dans une économie industrielle, c'est le taux de croissance du facteur travail, déterminé sur longue période par la croissance démographique, qui fixe une limite à l'accumulation du capital physique : un rythme supérieur d'accumulation tend à s'épuiser parce qu'il se traduit par une augmentation du capital par travailleur, et donc par une baisse de la productivité du capital. Dans ce cas, la production par travailleur est stationnaire.
Sans autre source de croissance, l'accumulation du capital n'est donc pas suffisante pour assurer la pérennité de la croissance de la production par tête. C'est la conclusion du modèle de croissance néo-classique proposé par Robert Solow en 1956. Une économie faiblement capitalistique (caractérisée par un faible ratio capital/travail) croît à un taux rapide en raison d'une productivité du capital relativement élevée. Mais l'accumulation du capital, en augmentant le rapport capital/travail, diminue cette productivité ; cela tend à ralentir le rythme de croissance de la production, qui converge alors vers le taux de croissance démographique. Quelques économistes se montrent plus optimistes quant au rôle de l'accumulation du capital. Ainsi, pour Alwyn Young (1928), l'augmentation de l'échelle de production permet un approfondissement de la division du travail, une utilisation plus intense d'équipements et ainsi une élévation de la productivité du travail. Nicholas Kaldor (1961) entrevoit lui aussi un cercle vertueux entre échelle de la production et niveau de la productivité du travail (loi de Kaldor-Verdoorn) : l'accumulation du capital créerait par elle-même les conditions de sa pérennité.
Le rôle du capital physique dans les expériences de croissance
Dans le modèle de Solow, une augmentation du taux d'épargne, en rendant plus capitalistique le processus de production, permet uniquement d'insuffler une croissance du revenu par tête transitoirement plus élevée. À terme, seul le niveau du revenu par tête a augmenté. Les différences de taux d'épargne ou de taux d'investissement entre les pays peuvent-elles alors expliquer les importantes disparités de revenu par tête observées dans la réalité ?
Des tests économétriques ont montré qu'il existait effectivement une relation significative entre taux d'investissement et niveau du revenu par tête dans un grand nombre de pays. Cependant, rendre compte des écarts importants de revenu, étant donné des différences relativement modestes de taux d'investissement, implique que ce dernier ait un impact élevé sur la production par tête, loin de la valeur prédite par le modèle de croissance de Solow. Cela semble indiquer que l'accumulation du capital physique ne peut seule rendre compte des disparités observées entre les pays.
Le modèle de Solow suggère un autre test de l'importance de l'accumulation du capital physique, lié à la propriété de décroissance de sa productivité. Celle-ci implique, en effet, qu'un pays initialement pauvre (faiblement capitalistique) bénéficie d'un rythme de croissance plus élevé qu'un pays initialement plus riche. Or cette propriété dite « de convergence absolue », n'est pas vérifiée dans les faits : les pays pauvres au début du xxe siècle n'ont pas bénéficié au cours de ce siècle de taux de croissance plus élevés en moyenne que ceux des pays déjà développés. Pour autant, il ne faut pas en conclure qu'une caractéristique essentielle de l'accumulation du capital dans le modèle de Solow se trouve remise en cause, car ce dernier prédit aussi qu'un pays riche puisse croître plus rapidement qu'un pays pauvre s'il est relativement plus éloigné de son sentier de croissance régulier, cet écart déterminant le potentiel de croissance dans la transition. Autrement dit, le niveau initial du capital n'explique pas à lui seul le taux de croissance futur ; il faut en particulier prendre en compte le taux d'épargne, qui détermine le niveau de long terme du produit par tête. Gregory Mankiw, David Romer et David Weil (1992) ont ainsi montré que le niveau initial de capital influence effectivement de façon significative le taux de croissance observé des pays à condition de prendre en compte leurs différences structurelles : les données confirment cette hypothèse, dite « de convergence conditionnelle ».
Cependant, là encore, les valeurs requises pour rendre compte des faits ne sont pas compatibles avec le modèle de Solow (1956). Si ce dernier ne semble donc pas en mesure d'expliquer l'ampleur des disparités observées dans le monde, il souligne à juste titre le rôle de l'accumulation du capital dans le phénomène de la croissance. À l'appui de cette thèse, Alwyn Young (1995) a montré que la croissance exceptionnelle des pays du Sud-Est asiatique était essentiellement due à l'augmentation de leur taux d'épargne à la fin des années 1950, qui leur a permis d'équiper leur système productif. Par ailleurs, il n'est pas étonnant que les pays qui ont crû le plus vite pendant les Trente Glorieuses (Allemagne, Japon) soient ceux qui avaient subi les plus grandes destructions de capital physique lors de la Seconde Guerre mondiale. Au sortir de cette guerre, la productivité du capital par travailleur était ainsi particulièrement élevée.
Le progrès technique : l'accumulation de connaissances
La majorité des économistes, à la suite de Robert Solow, considère que seule une amélioration continue de l'efficacité du facteur travail, permettant de compenser sa « fixité », est susceptible d'inverser la tendance à la baisse de la productivité du capital par tête au cours du processus d'accumulation. Comment interpréter cette amélioration continue de l'efficacité du travail, indépendante de l'accumulation du capital physique ? Il est clair que la qualité des équipements et des techniques de production, ainsi que l'organisation du travail, se sont considérablement améliorées depuis le début de la révolution industrielle ; on regroupe toutes ces améliorations sous le terme de « progrès technique ». Il est ainsi nécessaire de distinguer accumulation du capital physique et amélioration de la qualité de ce dernier, même si dans la réalité cela n'est pas toujours aisé, car le progrès technique se manifeste souvent par la mise en place de nouveaux équipements : l'accumulation du capital physique est dans ce cas le vecteur du progrès technique.
On a longtemps considéré que le progrès technique ne se manifestait que dans le secteur industriel, celui des services, moins intensif en capital, ne pouvant profiter de l'amélioration des techniques. L'activité d'un coiffeur s'est-elle, en effet, radicalement modifiée depuis un siècle ? Certainement moins que celle de l'industrie automobile. Cependant, l'avènement de nouveaux services fondés sur le traitement et la transmission de l'information rend cette assertion difficilement généralisable à l'ensemble de ce secteur. La « nouvelle économie » résulte de l'augmentation de l'efficacité des services liés à l'information grâce à l'apparition de nouvelles technologies, en particulier Internet. La haute technologie est entrée dans les services, tandis que précédemment ce secteur avait progressé essentiellement sous le jeu d'innovations organisationnelles (les grands magasins, par exemple).
Progrès technique et croissance équilibrée
Solow (1956) a explicitement démontré que la prise en compte d'une tendance exogène à l'amélioration de la productivité du travail permettait d'expliquer la croissance de la production par tête, ainsi que celle du capital par tête. Selon cette hypothèse, l'économie converge vers une situation où toutes les grandeurs macroéconomiques croissent au taux insufflé par le progrès technique, sauf les heures travaillées : il s'agit du sentier de croissance régulier. À cause de cette homothétie générale, on parle aussi de sentier de croissance équilibrée. Pourquoi le rythme de l'accumulation du capital coïncide-t-il finalement avec celui, exogène, du progrès technique ? L'hypothèse centrale assurant la convergence vers le sentier de croissance équilibré tient à la flexibilité de la combinaison productive entre capital et travail et à l'ajustement des prix des facteurs : s'il existait une seule technique de production impliquant une valeur fixe du coefficient de capital, rien n'assurerait que ces deux sources de croissance soient compatibles. Il s'agirait d'une croissance équilibrée « sur le fil du rasoir » (Harrod, 1946) et Domar (1939), dans le sens où elle ne serait vérifiée qu'exceptionnellement.
Les propriétés de la connaissance
Le progrès technique résulte de nouvelles connaissances, technologiques ou organisationnelles. Ces dernières permettent de produire davantage avec la même quantité de facteurs de production. Les techniques d'organisation de la production résultent aussi d'idées, telles que la mise en place des chaînes de montage par Henry Ford, et participent au progrès technique. La compréhension du progrès technique passe ainsi par l'analyse des caractéristiques économiques de la connaissance.
L'une des dimensions essentielles de la connaissance est de pouvoir être reproduite, dupliquée sans coût. Une deuxième caractéristique importante tient au fait qu'elle est non rivale : son utilisation par un individu ou une entreprise n'empêche personne d'en faire de même. La connaissance se distingue ainsi de la plupart des autres biens. La conjonction de ces caractéristiques pose avec une acuité particulière la question du coût de la production des nouvelles idées. Si ce coût est important, qui acceptera de le payer si la connaissance est ensuite librement disponible à un prix nul ? La non-rivalité n'implique toutefois pas que l'usage ne puisse être rendu exclusif, ce qui distingue la connaissance d'un bien public pur. Une troisième caractéristique de la connaissance est de favoriser la découverte d'autres connaissances. Pour reprendre l'expression célèbre de Newton, « nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ».
La genèse des connaissances
Une partie de la connaissance peut provenir de l'activité productive elle-même, parce que l'on apprend par la pratique (learning by doing). Le progrès technique résulterait de l'adaptation continue des hommes confrontés à des problèmes liés à la production (Arrow, 1962). Ainsi, les entreprises n'engageraient pas expressément des dépenses permettant de créer de nouvelles connaissances ; le progrès technique ne serait que le sous-produit de l'activité productive elle-même. S'il en était ainsi, sa diffusion n'aurait aucune raison d'être entravée, et les connaissances profiteraient à tous. À l'opposé de cette vision s'est imposée la théorie selon laquelle les nouvelles idées résulteraient d'une activité de recherche spécifique. Schumpeter (1912) le premier a souligné le rôle des inventeurs et des innovateurs dans le processus de la croissance, dont l'un des exemples emblématiques est Thomas Edison, qui a inventé la lampe à incandescence et fondé la General Electric, devenue l'une des plus grandes entreprises mondiales. Les motivations à l'origine des inventions ne sont pas nécessairement monétaires : la recherche du prestige intellectuel joue parfois un rôle déterminant. Cela peut justifier que l'on considère le progrès technique comme exogène, comme dans le modèle de Solow, parce qu'il serait librement disponible pour les entreprises du fait de l'activité désintéressée des chercheurs.
La plupart des inventions issues de la recherche fondamentale n'ont pas d'applications économiques directes. C'est pourquoi on distingue traditionnellement trois phases dans le processus du progrès technique :
– l'invention correspond à la création de connaissances nouvelles ;
– l'innovation renvoie au stade de leur application au processus productif ;
– la diffusion traduit l'adoption de ces innovations sur une grande échelle.
Toute invention ne se traduit pas nécessairement par une innovation. Cette dernière résulte de la mise au point d'un nouveau produit (innovation de produit) et/ou d'une nouvelle méthode de production (innovation de procédé) grâce à des investissements spécifiques en recherche-développement, qui impliquent d'importantes dépenses préalables à l'exploitation productive des innovations : ce sont des coûts fixes. Comme le coût marginal de reproduction de ces connaissances est proche de zéro, l'augmentation de l'échelle de la production de l'innovation dans laquelle se matérialise une idée (non rivale) permet alors de baisser le coût unitaire de production : les rendements d'échelle sont croissants. La taille du marché auquel s'adresse l'innovation devient alors cruciale pour rentabiliser l'activité de recherche. C'est pourquoi le commerce international, par les opportunités accrues d'échanges qu'il offre, peut être un facteur décisif dans la croissance (Grossman et Helpman, 1991).
Il a fallu attendre le début des années 1990 pour que la théorie économique (la théorie de la croissance endogène) rende compte explicitement du progrès technique à partir d'innovations technologiques résultant d'investissements en recherche-développement.
Innovations technologiques et croissance endogène
La théorie de la croissance endogène cherche à expliquer par des facteurs économiques la pérennité de la croissance. Dans la continuité du modèle de Solow, dans lequel le progrès technique est essentiel mais exogène, c'est à l'endogénéisation de ce phénomène que ces travaux se sont consacrés.
Paul Romer (1990) a proposé une explication de la croissance fondée sur l'innovation technologique. Certaines entreprises feraient de la recherche-développement afin de mettre au point une nouvelle variété de biens d'équipement qu'elles produiront en situation de monopole grâce au dépôt d'un brevet assurant l'exclusivité de l'exploitation de cette innovation. La vente de ces biens d'équipement au secteur de production du bien final à un prix supérieur au coût de production permettrait de dégager des profits monopolistiques rémunérant l'activité de recherche. Dans ce modèle, c'est le rythme de l'innovation qui détermine le taux de croissance de long terme ; ce dernier est alors influencé par le niveau des dépenses en recherche-développement.
Le modèle de Romer (1990) s'inscrit dans le prolongement des thèses de Schumpeter. Le rôle crucial de l'innovation dans le système capitaliste et dans la croissance est reconnu. Les structures de marché sont monopolistiques, parce que les biens (d'équipement) sont différenciés. Elles permettent de concilier rendements croissants et un nombre important d'entreprises dans l'économie.
Gene Grossman et Elhanan Helpman (1991) et Philippe Aghion et Peter Howitt (1992) retiennent l'idée de destruction créatrice qui implique qu'une innovation tend à rendre obsolètes les précédentes, à la différence de Romer, qui privilégie l'idée qu'une innovation offre une nouvelle variété de biens qui s'ajoutent aux précédentes.
Les théoriciens de la croissance endogène ne distinguaient pas initialement entre innovation radicale (de grande taille) et innovation incrémentale (mineure). Pourtant, les innovations semblent se produire par grappes, par le jeu d'une innovation majeure qui en entraîne d'autres, plutôt que de façon continue, ce qui crée une croissance de nature cyclique, marquée par des cycles longs de type Kondratieff. Des développements mettent l'accent sur ce type d'innovations qui peut rendre compte des effets de la découverte de l'électricité ou de l'informatique (Helpman, 1998). Si le progrès technique est au cœur de la croissance, ne risque-t-il pas toutefois de s'essouffler ?
Progrès technique et pérennité de la croissance
Schumpeter, le chantre de l'innovation technologique, doutait lui-même de la capacité des économies modernes de soutenir leur rythme de progrès technique, prédisant finalement l'avènement de l'état stationnaire des économistes classiques et partageant leur pessimisme quant à la pérennité de la croissance.
Les théoriciens de la croissance endogène insistent, quant à eux, sur le caractère cumulatif de la production de connaissances. Les connaissances déjà découvertes favorisent la genèse de nouvelles idées. L'idée fondamentale profite à toutes les entreprises dans leur activité de recherche, même si l'application, le nouveau bien intermédiaire chez Romer (1990), est protégé par un brevet. Si ces caractéristiques semblent réalistes, l'existence d'un régime de croissance permanent implique une situation très particulière. On peut parler d'une croissance endogène sur le fil du rasoir. La productivité du stock de connaissances dans la production de nouvelles idées doit être constante, ce qui permet de maintenir le rythme du progrès technique. Sinon, au fur et à mesure du processus d'accumulation des connaissances, le flux de nouvelles idées s'amenuise par rapport au stock déjà accumulé : autrement dit, le taux de croissance du stock de connaissances s'annule, et le progrès technique disparaît. On retrouve ici, comme chez Solow, l'importance de l'évolution de la productivité des facteurs accumulables pour la pérennité de la croissance.
Le modèle de Romer prédit alors que la hausse des dépenses en recherche-développement doit augmenter le taux de croissance moyen. Or la hausse observée des premières au cours de ce siècle n'a pas entraîné l'augmentation de ce dernier, ce qui tend à relativiser cette vision de la croissance.
Il n'empêche que le progrès technique demeure le facteur explicatif de la croissance de long terme. Charles Jones (2000) montre ainsi que l'augmentation continue des connaissances peut être assurée par le taux de croissance des ressources consacrées à la recherche. C'est une conséquence de la non-rivalité des connaissances dans ce domaine : plus il y a d'entreprises engagées dans la recherche, plus les effets de la duplication des connaissances sont intenses. Dans ce cas, la croissance de la recherche-développement au cours du temps n'est plus en contradiction avec l'observation d'un taux de croissance relativement constant sur longue période ; au contraire, elle constitue une condition nécessaire à la croissance. Une augmentation du niveau de la population active engagée dans la recherche-développement n'a plus qu'une conséquence transitoire sur le taux de croissance de l'économie, à l'instar, par exemple, du taux d'épargne dans le modèle de Solow, tandis qu'elle avait une influence permanente dans le modèle de Romer.
Ainsi, certaines accélérations transitoires de la croissance dans les pays développés peuvent avoir pour origine la montée de la part de la recherche dans les économies, mais la croissance de long terme de la production par tête demeure uniquement assurée par la croissance régulière de la population. C'est pourquoi Jones (2000) parle de croissance semi-endogène pour souligner le fait que le taux de croissance de long terme est dépendant de la croissance démographique exogène et ne peut plus être manipulé par des décisions de nature économique.
Cependant, à la différence du modèle de Solow, la croissance démographique permet de soutenir l'effort de recherche et assure l'existence d'un progrès technique qui entraîne une croissance de la production par tête. La critique de Jones rend la théorie de la croissance endogène plus réaliste, au prix d'une remise en cause de son message optimiste quant à la possibilité d'influencer durablement la croissance par des politiques de soutien de l'activité de recherche.
La diffusion du progrès technique
Des différences en termes de dépenses de recherche peuvent rendre compte des disparités de croissance observées entre pays. Des pays consacrant une part plus importante de leur revenu à des investissements en recherche-développement enregistreraient des taux de croissance plus élevés de façon permanente (Romer) ou au moins transitoire (Jones). Cependant, si ces pays sont certainement à l'origine du progrès technique, les autres pays peuvent aussi profiter d'une diffusion du progrès technique, soit par imitation, soit par transfert direct grâce à l'implantation d'entreprises étrangères innovantes.
Le commerce international est un puissant vecteur de la diffusion du progrès technique. Les échanges de biens favorisent l'imitation, l'achat de machines et de brevets permet d'accéder à la dernière vague d'innovations technologiques. Les taux de croissance ne devraient alors pas trop différer d'un pays à l'autre, malgré des différences notables de ressources consacrées à la recherche et l'existence d'un secteur recherche-développement important ne serait donc pas une condition nécessaire à une croissance rapide, bien qu'elle permette de posséder une avance technologique. Ainsi, dans les années 1990, les États-Unis, pays leader, représentaient 42 p. 100 des dépenses en recherche-développement de l'O.C.D.E., l'Europe uniquement 29 p. 100 et le Japon 18 p. 100. Si la période de croissance rapide de l'après-Seconde Guerre mondiale est souvent interprétée comme un rattrapage dans l'accumulation du capital physique, il est indéniable que les pays européens et le Japon ont aussi profité de la diffusion du progrès technique en provenance des États-Unis, permise par la standardisation des techniques inventées dans les années 1920.
Cette diffusion du progrès technique ne semble toutefois pas généralisable à tous les pays. De nombreux pays en voie de développement n'accèdent pas à cette tendance technologique commune, essentiellement parce que tous les facteurs de production ne sont pas transférables, et donc pas disponibles dans tous les pays. En outre, les équipements publics peuvent être insuffisants et la main-d'œuvre existante peut ne pas être suffisamment qualifiée pour utiliser cette technologie nouvelle.
Le capital humain
L'accumulation de connaissances par les travailleurs rend le travail (la simple quantité d'heures travaillées) plus efficace, ce qui peut expliquer la croissance de la productivité de ce facteur. Le stock de capital humain est essentiellement immatériel, composé d'acquis mentaux, et indissociable de son détenteur. Il doit donc être distingué du progrès technique, même si ces deux facteurs entretiennent des liens très étroits. Le progrès technique fournit d'une certaine façon la matière première à l'accumulation de capital humain. Mais l'apparition et la diffusion du progrès technique semblent de plus en plus dépendantes d'un haut niveau de capital humain. Au départ, les innovations relevaient de modifications mineures opérées par des artisans sans formation spécifique ; elles ne requéraient aucune qualification de la part des travailleurs qui étaient, le plus souvent, illettrés. La sophistication croissante des biens d'équipement exige dorénavant une qualification de plus en plus importante de la part des travailleurs, à la fois pour produire de nouvelles connaissances dans le secteur de la recherche et pour utiliser ces nouveaux biens d'équipements dans le secteur productif traditionnel.
Comme le capital physique ou le progrès technique, l'accumulation du capital humain découle d'investissements particuliers de la part des individus : dépenses d'enseignement et de formation professionnelle. Des enseignants sont mobilisés et du temps est consacré par les étudiants et les travailleurs. Globalement, des heures travaillées sont allouées à l'activité de formation. Il s'agit d'un investissement, même si l'on peut aussi se former sur le tas (learning by doing). Aux États-Unis, le stock de capital humain dépasserait dorénavant le stock de capital physique, alors qu'il n'en constituait que 50 p. 100 au début du xxe siècle.
Accumulation du capital humain et rendements d'échelle
Accumulation du capital physique et accumulation du capital humain produisent des effets entraînants l'un sur l'autre, chacun augmentant les ressources nécessaires aux investissements de l'autre. Lucas (1988) montre ainsi théoriquement que la croissance peut être soutenue uniquement par l'accumulation de ces deux types de capital. Il suffit que les rendements d'échelle soient constants en ce qui concerne ces deux stocks : leur accumulation en parallèle permet d'augmenter de façon proportionnelle la production. Dans ce cas, il ne serait pas nécessaire de prendre en compte l'existence du progrès technique pour expliquer la croissance de la production par tête. Mais là encore, au-delà du caractère extrêmement particulier de cette hypothèse de rendements constants, les faits invalident cette vision de la croissance. En effet, l'augmentation de la part des ressources consacrées à l'accumulation du stock de capital humain au cours du xxe siècle ne s'est pas traduite par une augmentation du taux de croissance moyen.
Les expériences de croissance
En revanche, Mankiw, Romer et Weil (1992) montrent qu'une augmentation du taux d'investissement dans le capital humain – part de la production consacrée à son accumulation – peut expliquer une élévation permanente du niveau du revenu par tête et une augmentation transitoire de son taux de croissance. Les disparités entre pays dans le monde peuvent donc s'expliquer en partie par des niveaux de capital humain différents. Même si les innovations technologiques sont librement disponibles ou transférables dans les pays pauvres, le niveau moyen des qualifications des travailleurs est certainement insuffisant pour les utiliser pleinement. Si les pays asiatiques ont su élever leur niveau d'accumulation, c'est qu'ils jouissaient aussi d'un niveau d'éducation relativement élevé. Mankiw, Romer et Weil (1992) montrent ainsi que le modèle de croissance de Solow à progrès technique exogène (donc potentiellement disponible) mais incorporant le capital humain permet de rendre compte de façon quantitative de ces disparités observées.
On peut alors s'interroger sur le rôle de la division internationale du travail qui se traduit par une spécialisation de certains pays dans la fabrication de biens exigeant peu de technologie et de qualifications, tandis que d'autres ont une spécialisation opposée. Les premiers sont-ils condamnés à ne pas croître ? Ne faudrait-il pas mettre en place un système de protection du marché intérieur afin de développer des productions nationales porteuses de croissance future (Grossman et Helpman, 1991) ? Se pose dès lors la question du rôle de l'État dans le processus de croissance, ce qui, au préalable, implique de définir les conditions d'une croissance optimale.
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Écrit par
- Jean-Olivier HAIRAULT : professeur à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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Voir aussi
- CAPITAL HUMAIN
- MONOPOLE
- FORMATION PROFESSIONNELLE
- NÉO-CLASSIQUE THÉORIE ÉCONOMIQUE
- ÉCONOMIE DE MARCHÉ
- CAPITAL ACCUMULATION DU
- BIEN-ÊTRE ÉCONOMIE DU
- MARCHÉS DE CAPITAUX
- AGENTS ÉCONOMIQUES
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- PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
- INNOVATION FINANCIÈRE
- RECHERCHE & DÉVELOPPEMENT
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