LE SOULIER DE SATIN (mise en scène O. Py)
« L'or et le rire », c'est sous ce double signe qu'Olivier Py a placé sa mise en scène du Soulier de satin de Paul Claudel, créée en 2003 au Centre dramatique d'Orléans dont il est directeur, puis jouée en tournée et à Paris au Théâtre de la Ville.
La dernière grande pièce profane de Paul Claudel, écrite de 1919 à 1924, semble constituer un défi à la représentation. Elle reprend la situation de la femme entre trois hommes, selon une transposition déjà opérée dans Partage de midi, de la passion amoureuse vécue par le poète. Mais en quatre Journées et plusieurs décennies, elle la déploie aux dimensions de trois continents, sur mer comme sur terre, à l'époque de la Contre-Réforme, de la défaite de l'Invincible Armada et de la bataille de Lépante, mais aussi du percement de l'isthme de Panama, dans une perturbation jubilante de la chronologie. Elle montre la Providence et ses voies impénétrables à l'œuvre dans les destinées individuelles et l'Histoire du monde, dans le rachat d'une âme perdue et dans la conquête du Nouveau Monde, dans les tribulations de la « lettre à Rodrigue » dix années durant et dans la lutte contre les Infidèles. « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », tel est le proverbe portugais mis en exergue au texte.
Olivier Py est le premier à assumer pleinement la version intégrale de l'œuvre, avec toutes ses implications. Il avait déjà su imposer comme écrivain et metteur en scène des pièces hors normes, d'une durée moyenne de sept heures : Le Visage d'Orphée ou L'Apocalypse joyeuse. Surtout, il partage avec l'auteur une foi religieuse et une vision du monde capables d'accepter la notion de « mal nécessaire », indissociable de la confiance en la Providence. En 1987, Antoine Vitez, fasciné par l'écriture claudélienne et la transmutation de l'histoire autobiographique, avait éludé la première scène de la deuxième Journée et sa bonne conscience colonialiste. Mais, à cette exception près, il avait monté pour la première fois le texte intégral, même s'il n'avait pas choisi, à la différence d'Olivier Py, l'édition établie à partir du manuscrit par Antoinette Weber-Caflish, la meilleure spécialiste de la pièce. À la création, à la Comédie-Française en 1943, avait été représentée une « version pour la scène » abrégée, résultat de la collaboration entre Paul Claudel et son partenaire privilégié au théâtre, Jean-Louis Barrault.
La correspondance entre ces deux hommes témoigne d'un intérêt inattendu de Claudel pour la fabrique du théâtre, pour le bricolage forain. « La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du xvie, à moins que ce ne soit le commencement du xviie siècle » : elle devient le plateau avec ses praticables, ses tréteaux, ses plans inclinés, ses escaliers mobiles, ses cadres de scène de différentes dimensions, tantôt à l'endroit, tantôt à l'envers, manipulés à vue par les techniciens. Dans une espèce d'alacrité juvénile, renforcée par la musique originale de Stéphane Leach, est ainsi produite l'impression voulue par l'auteur : « Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, [...], improvisé dans l'enthousiasme. » Mais la scénographie et les costumes de Pierre-André Weitz soulignent aussi les effets de « théâtre dans le théâtre », caractéristiques de la dramaturgie baroque du Siècle d'or espagnol. Ils contribuent à la beauté visuelle du spectacle, une splendeur en or, rouge et noir.
Paradoxalement, Olivier Py reste aussi très fidèle, par son goût pour le rire et même le burlesque, à l'esprit de Claudel. Certes, il ajoute quelques inventions de son cru, indissociables de son penchant pour le cabaret et le travesti, de sa propre homosexualité, aussi clairement affirmée que son catholicisme, lui-même proclamé par l'insertion d'un choral de Gabriel Fauré, Le Cantique de Jean Racine, chanté par toute l'équipe du spectacle, à la fin de la deuxième Journée. Mais c'est à tort qu'il s'est vu créditer par des spectateurs du pittoresque de certains rôles, par exemple l'Annoncier ou l'Irrépressible, même si ces personnages trouvent en Michel Fau, fidèle de la compagnie, un interprète irrésistible, même s'il renchérit parfois sur le comique au point d'en noyer les virtualités bien présentes dans le texte.
Par là même, les intrigues secondaires, les personnages mineurs, dont le foisonnement est caractéristique de la pièce, s'imposent parfois au détriment du quatuor central. Peut-être aussi le souvenir inoubliable des très grandes scènes avec Ludmila Mikaël et Antoine Vitez, et Robin Renucci, et Didier Sandre, dans la nuit avignonnaise, ne permet-il pas de rendre pleinement justice à la distribution actuelle. Mais Prouhèze (Jeanne Balibar), Pèlage (Bruno Sermonne), Camille (Miloud Khétib), Rodrigue (Philippe Girard) ne parviennent pas vraiment à l'incandescence promise par le verbe claudélien, même s'ils font très bien entendre sa résonance. Antoine Vitez, dans sa mise en scène, semblait encore hanté par le Partage de midi qu'il avait joué jadis, et qu'il avait monté à la Comédie-Française avec la même protagoniste, Ludmila Mikaël, dans le rôle d'Ysé. Olivier Py, lui, embrasse un monde, privilégie le baroque et le comique, fidèle aussi en cela au poète entré dans la joie de son renoncement.
Bibliographie
P. Claudel, Le Soulier de satin, édition critique d'Antoinette Weber-Caflish, Les Belles Lettres, Paris, 1987
Correspondance Paul Claudel - Jean-Louis Barrault, in Cahiers Paul Claudel, no 10, Gallimard, Paris, 1974.
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Écrit par
- Monique LE ROUX
: maître de conférences honoraire à l'université de Poitiers, critique théâtrale de
La Quinzaine littéraire et deEn attendant Nadeau
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