CLAUDEL PAUL (1868-1955)
Ennemis et admirateurs de Claudel n'ont jamais été d'accord que sur un point : Claudel est un astre aberrant dans le ciel français, dont l'apparition a été pour tous un objet de stupeur. Éléphant blanc pour les uns, bloc erratique pour les autres, il est un défi aux lois immuables qui régiraient notre culture. Disons tout de suite que cet étrange accord est fondé sur des malentendus qui font écran entre le poète et nous. Claudel ne pourrait être mis en marge de la tradition française que si on l'appauvrissait au point de la réduire à Racine et Voltaire, et si Rabelais, Ronsard, Pascal, Saint-Simon, Michelet, Bernanos étaient traités en étrangers. Si désireux fût-il de se sentir hors de toute lignée, Claudel est convenu lui-même, à la fin de sa vie, qu'il n'était pas tombé du ciel, et qu'on pourrait difficilement expliquer son œuvre sans tenir compte de l'atmosphère des années quatre-vingt qui ont déterminé sa jeunesse pour le meilleur et pour le pire.
Orientations
La réaction contre le « stupide xixe siècle »
Cette période des années quatre-vingt était l'époque où « un positivisme matérialiste plat et gras étalait son huile rance sur l'étang aux poissons..., il était à fond de pessimisme et d'incurable désenchantement ». Ce n'est pas Claudel qui parle ainsi, ni un écrivain catholique, mais Romain Rolland, qui ajoute : « Il semblait bien qu'il n'y eût pas de place pour moi dans le Paris des lettres de 1893. Je m'y sentais terriblement isolé et en antagonisme sur tous les points. » Claudel aurait pu reprendre à son compte chacune de ces paroles. Avec des natures et des réactions différentes, les deux jeunes écrivains cherchaient une issue, prenant conscience de leur force en nageant à contre-courant, et ils rêvaient chacun d'élaborer une œuvre qui serait un univers de remplacement, une planète sur laquelle on pourrait enfin vivre.
L'obsession mallarméenne du théâtre
Dans ce combat contre le siècle, Claudel n'était pas seul. Peut-être a-t-il égaré ses biographes en surestimant sa dette à l'égard de Rimbaud et en sous-estimant ce qu'il devait à Mallarmé. La rencontre avec Les Illuminations, en 1886, s'est traduite, pour le jeune Claudel, par un choc – et l'amorce, peut-être, d'une réaction en chaîne –, mais le cénacle de Mallarmé, entre 1887 et 1895, a été pour lui un milieu formateur, « un cours du soir », comme il l'a dit un jour. Or les textes en prose de Divagations, qui nous livrent l'essentiel de l'enseignement oral de Mallarmé, révèlent une obsession du théâtre qui ne pouvait laisser Claudel insensible. « Le théâtre est d'essence supérieure, écrit Mallarmé, nul poète jamais ne put à une telle objectivité des jeux de l'âme se croire étranger. » La scène, pour laquelle il avait toujours rêvé d'écrire, est, dit-il, « la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur ». Mais dans la France bassement bourgeoise de la IIIe République, continue Mallarmé, « État sans stabilité ni unité », où il n'y a plus de place pour « la gloire, dont les gens semblent avoir perdu la notion », l'attitude du poète ne peut être que de « grève devant la société ». À moins que ne surgisse un ordre social rénové, qui permettrait à « la littérature, reprise à sa source » de fournir « un théâtre dont les représentations seront le vrai culte moderne », une sorte « d'opéra sans accompagnement ni chant, mais parlé ».
Le programme du théâtre claudélien est déjà là. Comment s'étonner de voir le Maître saluer son disciple, lors de la publication de Tête d'or, et lui écrire : « Le Théâtre, certes, est en vous » ? Dès le premier essai, Mallarmé avait pressenti que ce jeune homme rugueux et taciturne allait prouver le mouvement par la marche, sans attendre l'avènement de la Cité nouvelle, et asseoir sur la scène le théâtre qu'il avait, lui, simplement rêvé : une sorte d'opéra wagnérien où le verbe poétique remplacerait l'orchestre, et dont les représentations seraient une sorte de rituel religieux ouvert sur le mystère. Et sans doute ne s'agissait-il pas du mystère chrétien pour l'athée serein qu'était Mallarmé, mais s'il avait pu vivre assez longtemps pour suivre l'évolution spirituelle de ses amis et de ses plus proches disciples, il aurait pu voir Théodore de Wyzewa se convertir, Édouard Dujardin délaisser Schopenhauer pour la Bible. Paul Adam n'avait-il pas annoncé en 1884, dans sa préface à l'Art symboliste : « L'époque à venir sera mystique » ? Claudel avait été élevé, comme ses contemporains, dans le culte de la philosophie allemande, mais Huysmans, qui avait passé par là, lui aussi, affirmait que Schopenhauer l'avait conduit vers le livre de Job et l'Ecclésiaste. Ni la société laïque et bourgeoise de cette fin de siècle ni les philosophies en vogue n'étaient chrétiennes le moins du monde, mais leur superposition créait un appel d'air religieux pour les chercheurs d'absolu, et un observateur critique tel que René Ghil flairait dans le cénacle mallarméen une sorte de nostalgie de l'Éden et « une odeur d'encens autour des autels même désertés ». Ici encore, Claudel n'était pas seul.
Symbolisme et réalisme
Mais il a réalisé ce que seul un écrivain de génie pouvait faire : la cristallisation d'éléments en suspension dans l'air, la synthèse puissante de matériaux hétérogènes portés par lui à leur température de fusion. Symbolisme et réalisme paraissaient, avant lui, deux langages inconciliables : ils ne feront qu'un dans Connaissance de l'Est, où l'acuité du coup d'œil, la précision du trait, la crudité du détail s'ordonnent autour des significations et des symboles, en faisant de ce reportage poétique sur la Chine fin de siècle le chef-d'œuvre du poème en prose français. Ajoutons que le symbolisme se métamorphose entre ses mains : fécondé par plusieurs autres types de symbolismes, ceux de la Bible, de la liturgie, de la Chine, il devient un moyen d'expression aussi universel que le langage des rêves, pourvu de la flexibilité et de toutes les diaprures de la pensée analogique.
Le catholicisme claudélien
Sa religion porte aussi fortement sa griffe – peut-être plus qu'elle ne devrait. S'il existe une lignée d'écrivains catholiques français qui, depuis Pascal jusqu'à Bloy, Péguy et Bernanos, se sont affirmés à la manière des prophètes hébreux en dénonçant l'imposture des apparences et de l'ordre établi, même quand cet ordre est ecclésiastique, on peut dire que Claudel n'est pas des leurs. Il le savait, et ne le leur a jamais pardonné, pas même à Pascal, qu'il n'admirait que comme artiste de la langue. Son catholicisme à l'espagnole de converti agressif s'est nourri de lectures théologiques et de conversations avec des missionnaires, aux deux extrémités du globe, mais on voit trop bien qu'il n'a pas de racines en terre française et gallicane.
N'oublions pas, d'ailleurs, que sa religion personnelle a dû s'adapter aux exigences d'un tempérament volcanique en proie aux forces centrifuges qui avaient écartelé Tête d'or. Une amie américaine et juive, que Claudel n'a jamais réussi à convertir, disait de lui très justement : « Il faut avoir mesuré la violence de son tempérament pour se rendre compte que sa vie aurait tourné au désastre s'il ne s'était pas converti. Sa puissance d'émotion est torrentielle au point d'exiger une dure discipline religieuse, seule capable de lui faire accepter des contraintes que, seul, il n'aurait jamais pu s'imposer » (Agnès Meyer, Out of these Roots). Il reste que cette religion fermée, intégriste, qui a déjà éloigné de son œuvre tant de non-croyants, risquera de paraître de plus en plus anachronique à la génération des catholiques d'après concile, et rien n'est moins assuré que l'avenir de Claudel écrivain religieux.
Claudel poète planétaire
Ce qui est assuré, en revanche, à l'heure où son théâtre est traduit et joué sous toutes les latitudes, c'est son avenir de poète planétaire, situé au confluent des grandes traditions culturelles de l'humanité : celles du théâtre grec et de la poésie virgilienne, du théâtre élisabéthain et de Calderón, de Dante et de Dostoïevski, de l'opéra wagnérien et du nō japonais, de la Bible et du taoïsme chinois. Des circonstances fortuites avaient dirigé ce Champenois d'origine vosgienne, fils d'un petit fonctionnaire de province, vers la carrière diplomatique, à laquelle rien ne le destinait, et qui lui a fait parcourir le monde en le ballottant de New York (1893) à Changhai (1895), Fou-tcheou (1898) et T'ien-tsin (1906), de Prague (1909) à Francfort (1911) et Hambourg (1913), de Rome (1915) à Rio (1917), de Copenhague (1919) à Tōkyō (1921), de Washington (1927) à Bruxelles (1933). D'autres écrivains ont voyagé, mais aucun autre n'eût été capable de faire une synthèse aussi agressivement originale de ce qu'il avait senti et vécu sur sa terre natale et ailleurs. Le temps n'est peut-être pas loin où il sera considéré comme le premier écrivain de la civilisation cosmopolite qui se prépare.
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Écrit par
- Gilbert GADOFFRE : ancien professeur à l'université de Berkeley, professeur émérite à l'université de Manchester, fondateur de l'Institut collégial européen
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