LAID LE
Le concept de laid a un substrat biologique, et toutes les langues semblent avoir un terme, souvent accompagné d'un geste ou d'une moue, pour désigner le mal venu. C'est que l'être humain, organisme (intégron) se percevant par le détour d'autres organismes saisis visuellement, en miroir, est gravement mis en question dans son identité par les ratés de formes ou de processus rencontrés chez ses congénères, mais aussi chez tous les vivants, voire dans les formations minérales (un ravin hideux). Ainsi, l'aischros d'Homère fut repris par Hippocrate pour désigner le physiologiquement difforme ; le russe bezobrazie (littéralement, « sans image ») trahit le rapport entre la laideur physique ou morale et la destruction de la ressemblance ; le français laid vient du vieux germanique leid, marquant un désagrément, comme l'anglais loath. Et le rire, stigmatisant le laid comme grotesque, achève de transformer la défense individuelle en défense sociale.
Ce mécanisme vital, l'Occident lui a donné une portée métaphysique, éthique, politique, esthétique, en l'utilisant au profit de sa vision totalisatrice et vectorielle d'un monde conçu comme orienté du négatif au positif. Le laid se mit alors à fonctionner dans le couple beau-laid, parallèle aux couples vrai-faux, bien-mal, avec lesquels il s'est souvent confondu. Comme le faux fut combattu par la philosophie et la science, et le mal par la morale, le laid fut banni théoriquement de l'art. Et cela non seulement dans les œuvres mineures (quotidiennes), où le beau a pour mission d'assurer la régulation et la complaisance organiques de l'utilisateur, mais aussi dans les œuvres majeures, se proposant une culmination.
Il y eut des dissidences dans ce concert : à beaucoup d'hommes de la Renaissance, comme à Sade, la puissance et l'originalité parfois monstrueuses de la nature paraissaient plus essentielles que son équilibre ; et l'esthétique de Kant commence d'être inquiétée par le sublime. Mais il a fallu le romantisme, et en particulier la Préface de Cromwell, pour que « le difforme, le laid, le grotesque » soient reconnus comme des facteurs positifs de la création, et pas seulement comme un donné rétif à transfigurer (à la manière dont Dieu transfigure le péché chez Bossuet). Depuis, la théorie de l'art a pris conscience peu à peu, malgré des résistances idéologiques tenant aux racines mêmes de l'Occident, que les œuvres majeures, tant classiques que modernes ou exotiques, ont toujours induit leur stupeur à partir de tensions, souvent dans les sujets traités, et obligatoirement dans les structures perceptives mises en jeu. Enfin, la prise de distance à l'égard de l'organicisme de l'art a été consommée quand le xxe siècle a cessé de composer selon des formes — système régnant depuis la Grèce —, pour élaborer ses dispositifs par éléments fonctionnels, suivant le schème de l'industrie, justement laide en ce sens que son organicité ne répond pas fatalement à la nôtre, ou que peut-être, étant réticulaire, elle n'est plus organique du tout.
Comme il fallait s'y attendre, ces diverses intrusions du laid dans l'art concordent aujourd'hui avec de nouvelles options, ontologiques, politiques et morales, où les dérives apparaissent aussi fécondes que les intégrations (parti depuis longtemps familier aux cultures non européennes).
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Écrit par
- Henri VAN LIER : docteur en philosophie, professeur à l'Institut des arts de diffusion, Bruxelles
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