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LE CID, Pierre Corneille Fiche de lecture

Métamorphose du héros

Le roi, pourtant, est reconnu comme arbitre par les familles aristocratiques qui le considèrent comme un chef, à la condition qu'il n'outrepasse pas une certaine limite, au-delà de laquelle ces familles ont leur propre justice, fondée sur un code d'honneur qui leur est propre. De même, si le roi peut favoriser les mariages et dire son mot, c'est encore les pères qui décident de proposer ou d'avaliser les alliances en fonction de l'intérêt de leur lignée. La monarchie continue d'être traversée par les intérêts lignagers et aristocratiques. Dans ce système, Rodrigue intervient, dans le conflit particulier, en lieu et place de son père, en empruntant la voie du duel aristocratique. Pour obtenir le pardon, il lui faut aller encore plus loin : sans avoir été mandé par son roi, il mène, avec quelques fidèles, un combat victorieux et plein d'éclat contre l'ennemi étranger. Rodrigue devient ainsi le soutien de la couronne : il est « le Cid ». Mais simultanément, il est coupable d'avoir agi de son propre chef. Il faudra donc que don Fernand, en position de faiblesse, en fasse un grand général au service de la couronne, à la condition qu'il jure allégeance au trône. Les derniers mots de la pièce associent enfin la « vaillance » de Rodrigue au « roi » qui commande et proposent que les futurs combats du Cid règlent simultanément le « point d'honneur » et le sort du royaume. Pour cela, il faudra du temps. C'est seulement avec Cinna (1643) qu'une tragédie représentera le clair avènement de l'absolutisme. Le Cid indique au moins qu'il est possible que le héros prolonge son action dans l'histoire et par l'État, au service du souverain. C'est en renonçant à sa singularité d'aristocrate que Rodrigue pourra percevoir une rétribution décidée par la couronne, la main de Chimène et la réalisation de son amour.

Reste à savoir si Chimène, superbe salaire de cette conversion politique, acceptera la chose, ou si elle aura son mot à dire. Car Chimène n'a renoncé à rien : ni à l'amour, ni à la nature, ni à l'héroïsme, ni à la raison aristocratique, ni à son dilemme, ni, donc, à être la fille de don Gomès. Jusqu'au bout, elle incarne les contradictions du désordre aristocratique : elle veut toujours aimer et rester fidèle à l'honneur de son lignage ; elle envisage l'État et la fonction royale comme un arbitrage ; enfin, elle ne veut pas être le « salaire » de Rodrigue que l'État lui paierait. « Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;/ Et quand un roi commande, on lui doit obéir./ Mais à quoi que déjà vous m'ayez condamnée,/ Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?/ Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,/ Toute votre justice en est-elle d'accord ?/ Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire,/ De ce qu'il a fait pour vous dois-je être le salaire,/ Et me livrer moi-même au reproche éternel/ D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel ? » Au héros d'attendre un peu, le temps de combattre au nom du roi.

La tragi-comédie du Cid se clôt sur un ordre encore fragile. La tragédie du Cid se termine sur une incertitude. Pourtant, durant l'intrigue, le monde a changé et s'est tourné vers l'ordre de l'État, seul refuge pour le héros. Le spectateur peut sortir du théâtre, pleinement instruit des sentiments de tous les personnages et l'esprit en repos. Mais avant cela, la pièce a déroulé son cortège de calculs et de « beaux gestes », ses conflits et ses contradictions. Là réside la dynamique de la tragédie : son unité d'action est d'abord unité de péril. Avant le nécessaire, et parfois incertain, retour à l'ordre, ce qu'on admire, c'est l'affrontement des ordres opposés.[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Pour citer cet article

Christian BIET. LE CID, Pierre Corneille - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

<em>Le Cid</em> de P. Corneille, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Le Cid de P. Corneille, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman

Autres références

  • CID LE

    • Écrit par Charles Vincent AUBRUN
    • 2 823 mots
    ...Exploits du Cid. Les Jeunesses organisent dramatiquement un conflit entre l'amour et l'honneur chez Rodrigue aussi bien que chez Chimène. Corneille, peu de temps après, lisait la pièce et la refaisait. Éliminant les épisodes romanesques tels que la prophétie du lépreux et l'ordalie, il donne...
  • CORNEILLE PIERRE (1606-1684)

    • Écrit par Paul BÉNICHOU
    • 5 566 mots
    • 1 média
    En 1636, Le Cidle rendit célèbre, et inaugura une série de chefs-d'œuvre tragiques, Horace, Cinna, Polyeucte (1640 à 1643), puis La Mort de Pompée et Rodogune (entre 1643 et 1646), plus tard Nicomède (1651). Pendant cette période, Corneille écrivit encore une comédie, Le Menteur, puis...
  • FRANÇAISE LITTÉRATURE, XVIIe s.

    • Écrit par Patrick DANDREY
    • 7 270 mots
    ...son auteur lui-même, une tragédie formant son acte cinq ; mais l’ensemble de la pièce relèverait plutôt, à nos yeux, du genre tragi-comique. En revanche Le Cid, créé à la saison suivante, paraît alors sous l’intitulé « tragi-comédie », avant de devenir, légèrement remanié, une tragédie dans sa réédition...
  • MONOLOGUE, notion de

    • Écrit par Christophe TRIAU
    • 1 411 mots
    ...moment de prise en charge singulière des enjeux du conflit interhumain. Expression d'un dilemme que le héros doit résoudre par la prise d'une décision (les stances du Cidchez Pierre Corneille), ou des incertitudes et des revirements de personnages manifestés dans un ébranlement pathologique (au sens...

Voir aussi