ROTH JOSEPH (1894-1939)

Même s'il est marginal à tous égards, ou peut-être à cause de cela même, Joseph Roth est certainement l'un des plus grands prosateurs autrichiens de la première moitié du xxe siècle. Marginal, il le fut par rapport à la question du langage qui marque tous les écrivains autrichiens depuis 1900 jusqu'à aujourd'hui (ainsi Thomas Bernhard), problématique fondée par ailleurs sur les travaux linguistiques et philosophiques de Fritz Mauthner et de Ludwig Wittgenstein. Joseph Roth semble n'en avoir eu cure, et ce « Juif errant » n'a jamais remis en cause ni la littérature ni la langue allemande dans laquelle il disait voir sa seule patrie. Marginal aussi face au roman figé, dans les années 1930, dans les personnages fortement individualisés de Thomas ou de Heinrich Mann. Annonçant presque la mort du « sujet romanesque », Roth crée au contraire des personnages interchangeables, passifs, victimes de leur destin, c'est-à-dire de l'effondrement de toutes les valeurs pluralistes et conservatrices de l'ancienne Autriche et aussi de toute l'Europe. Marginal vis-à-vis de lui-même, pourrait-on dire, puisque ce Juif qui n'avait « ses racines que dans l'air » (Pierre Bertaux) écrivit des romans à la gloire du catholicisme jusqu'à sa conversion et des œuvres exaltant l'âme juive après cette conversion.

Né le 2 septembre 1894 à Brody, en Galicie (dans l’ancien empire austro-hongrois, auj. en Ukraine), et mort à Paris, le 27 mai 1939, Joseph Roth fut le témoin nostalgique d'une Autriche à jamais perdue, désespéré de savoir que l'histoire ne peut plus désormais être une théophanie, éternel déraciné parlant sans cesse d'une Fuite sans fin dans des paysages de frontière où ne passent vers la Russie ou l'Autriche que des fugitifs, des contrebandiers et des oies sauvages ; surtout, chantre de l'exil absolu pour qui l'exil réel à Paris ou la fuite dans l'alcool ne furent jamais que l'ultime métaphore d'une vie et d'une œuvre qui furent toujours « loin, mais loin d'où ? » (Claudio Magris).

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Son œuvre romanesque repose pour la meilleure part sur la description de l'Autriche sous François-Joseph II, étouffant, comme chez Kafka, sous le formalisme bureaucratique, sous le poids accablant d'un passé trop riche, d'une autorité tatillonne concentrée à la Hofburg et à Schönbrunn, vidant de leur contenu les Kronländer, pays périphériques représentant les minorités ethniques et linguistiques d'un Empire trop grand. La nostalgie de Roth est cependant paradoxale dans la mesure où elle ne s'adresse pas à une Autriche encore heureuse, mais à une Autriche déjà perdue, un paradis malade de lui-même. De ce point de vue, Roth se place aux antipodes de la nostalgie politiquement plus naïve de Stefan Zweig.

Traumatisé dans la vie par un père qui avait abandonné le foyer conjugal avant sa naissance, Roth se montre dans ses romans – en accord à la fois avec la situation autrichienne et une certaine tradition juive et chrétienne (la prière au mont des Oliviers) – en quête d'un père qu'il puisse aimer, surtout dans La Marche de Radetzky (1932) et dans Job. Roman d'un homme simple (1930), traduit aussi en français sous le titre Le Poids de la grâce. C'est sans doute pour le débarrasser de son pouvoir castrateur, pour l'aimer en le niant, qu'il le transforme en grand-père dans La Marche de Radetzky. D'une manière significative, les héros de ses premiers romans, Hôtel Savoy (1924) et La Rébellion (1924), s'insurgent contre l'ordre établi tout autant que contre l'idée d'un dieu incapable de sauver le monde.

Roth semble avoir voulu créer des personnages en deçà de toute personnalisation, une histoire au-delà de toute histoire, en bref écrire son propre mythe de l'Autriche à l'agonie. Comme tous les récits de mythes, La Marche de Radetzky commence par la description (ici semi-humoristique) d'un acte (semi-héroïque) fondateur d'histoire. Le mythe, en l'occurrence le roman, commence ainsi : in illotempore, en ce temps-là, X. fit ceci, ce qui eut pour conséquence la fondation d'un nouveau monde, d'une nouvelle religion. Roth reprend en effet la structure du mythe, mais pour la vider de son contenu, puisque désormais le mythe ne peut plus rendre vie à l'histoire : l'ancêtre-fondateur ne fait que se casser la clavicule en sauvant la vie de François-Joseph, lui-même condamné à sceller l'agonie de son Empire. Et pourtant, cet acte, répertorié dans tous les manuels d'histoire de la k.u.k.-Monarchie, la « Cacanie » de Robert Musil, fonde la gloire (mortelle pour le seul descendant, Carl-Joseph) de cette famille paysanne anoblie et arrachée à la terre natale.

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À travers la décadence physique (le slivowitz) et morale du « héros », qui aura lui aussi la clavicule cassée (mais en réprimant une révolte ouvrière à la tête de son bataillon), qui mourra au front d'une mort inutile en regard des valeurs de l'héroïsme guerrier (il allait chercher de l'eau pour ses hommes assoiffés), c'est la survie impossible de la vieille Autriche qui est dite en filigrane. La démonstration ne passe cependant jamais par une logique discursive, toujours par des moyens strictement poétiques, comme l'inlassable et épuisante répétition des mêmes images symboliques, celle de « la marche » de Radetzky, du rituel de l'uniforme, de la cigarette provocante de la femme-mère, source de sécurité, mais aussi de culpabilité.

Si l'innocence existentielle est à jamais perdue pour Roth et ses héros, elle l'est en effet plus encore dans le domaine sexuel. Mendel Singer, figure paternelle douloureuse dans Le Poids de la grâce, prend, certes, « plaisir à la chair de sa femme », mais c'est un père, et ce plaisir est condamné par l'abandon de son fils paralytique. Le fils sera encore davantage privé d'une sexualité équilibrée. La première maîtresse de Carl-Joseph meurt d'une fausse-couche, et la seconde et dernière a vingt ans de plus que lui. Cette même impossibilité du bonheur sexuel se retrouve dans La Fuite sans fin (1927) ou La Crypte des capucins (1938).

Ajoutons que Roth fut un journaliste très averti des questions soviétiques. Comme nombre d'intellectuels, il avait placé de grands espoirs dans la Révolution russe : ses nombreux et très lucides articles publiés par le Frankfurter Zeitung et son roman Le Prophète muet, écrit sur Trotski entre 1927 et 1929, montrent la profondeur de sa déception.

<it>La Légende du saint buveur</it>, E. Olmi - crédits : Bac Films/ courtesy Everett Collection/ Aurimages

La Légende du saint buveur, E. Olmi

L'œuvre de Roth vit ainsi d'un douloureux mouvement pendulaire entre un centre qui va cesser d'exister (Vienne et la Hofburg, peut-être aussi le moi) et une périphérie féconde mais qui n'existe pas encore comme entité autonome. Il a répété qu'il ne pouvait appartenir qu'à des mondes engloutis, et, sans doute, à travers ses personnages voués à des morts inutiles, a-t-il aimé sa propre mort, précipitée par l'alcool, qualifiée de douce et belle dans La Légende du saint buveur (1939), son « testament ». Le constat psychanalytique de Roth sur lui-même serait peut-être banal s'il n'était pas dit dans une langue qui est le dernier exemple du grand classicisme autrichien : le père-empereur qu'il ne cessa de chercher n'a existé que dans et par sa propre incapacité à vivre, son indéracinable sentiment de culpabilité. Roth ne représente que lui-même dans les lettres autrichiennes mais à leur plus haut niveau.

— Michel-François DEMET

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<it>La Légende du saint buveur</it>, E. Olmi - crédits : Bac Films/ courtesy Everett Collection/ Aurimages

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