JAPON (Arts et culture) La littérature

Dans le domaine des lettres comme en bien d'autres, les Chinois avaient été les initiateurs des Japonais. Avec l'écriture, en effet, ceux-ci avaient importé, entre le ive et le viiie siècle, à peu près tous les écrits de ceux-là. Mais après une période d'apprentissage relativement brève, où le pastiche l'emporte, ils en viennent à s'exprimer dans leur propre langue et, dès le viiie siècle pour la poésie, dès le ixe siècle pour le roman, s'élaborent des chefs-d'œuvre qui, hormis quelques allusions, ne doivent plus rien aux maîtres continentaux.

Étroitement liée à l'évolution politique et sociale du pays, la littérature japonaise sera aristocratique et courtoise jusqu'au xiie siècle, d'inspiration épique pendant les siècles de luttes féodales, bourgeoise et populaire après la restauration de la paix par les Tokugawa dans les premières années du xviie siècle. Avec l'ouverture du pays, elle connaîtra enfin, après 1868, une profonde mutation, en réalisant une synthèse originale de ses traditions propres avec les techniques et la culture de l'Occident.

— René SIEFFERT

La littérature du Japon moderne est un labyrinthe. Nulle autre ne présente, dans le même espace de temps, une telle diversité, une telle richesse. Très tôt, on en mesura l'ampleur, en entreprenant de publier d'imposantes Anthologies de la littérature moderne. Elles comptent chacune une centaine de volumes, plusieurs centaines d'auteurs y sont représentés. Dans les bibliothèques, elles trouvent place à côté des collections de textes classiques ; et déjà se constitue une « seconde tradition », dont l'origine coïncide avec la naissance de la langue moderne. Elle est entretenue avec ferveur. Sans cesse se succèdent des éditions d'œuvres complètes. En 1963 fut fondée, grâce au concours de collaborations innombrables, la Maison de la littérature moderne, institution qui demeure à ce jour unique au monde.

Par une sorte de paradoxe, cette littérature est moins bien connue en Occident que les chefs-d'œuvre de la tradition classique. L'attribution du prix Nobel à Kawabata Yasunari, en 1968, puis à Ōe Kenzaburo en 1994, attira l'attention ; ce n'en fut pas moins une consécration fort tardive. Les traductions sont désormais nombreuses, même si d'immenses domaines restent encore dans l'ombre. Et un écrivain comme Murakami Haruki connaît une vogue planétaire.

La littérature classique

Les compilations du VIIIe siècle

Des siècles durant, le chinois sera pour les Japonais la langue juridique et religieuse, la seule digne d'être écrite, du moins jusqu'au viiie siècle.

De cette première période, très peu de textes nous sont parvenus. Les plus importants sont les écrits du prince Shōtoku-taishi (572-621) qui, gouvernant au nom de sa tante l'impératrice Suiko, fut le premier homme d'État japonais digne de ce nom. Fervent adepte du bouddhisme, qui le tient pour l'un de ses plus grands saints, il en fit la religion de la cour et composa lui-même des commentaires des textes sacrés ; il rédigea d'autre part une Constitution en dix-sept articles qui, plus qu'un code de lois, est un ensemble de préceptes de morale politique.

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L'an 10 de son règne (682), l'empereur Temmu ordonna, afin que « les erreurs fussent redressées », que soient « vérifiées et examinées les traditions » et que soient « recueillies et enregistrées les chroniques des empereurs ». Ordre fut donné à cette fin à un certain Heida no Are – qui, semble-t-il, appartenait à la corporation des katari-be (« diseurs ») – de graver dans sa mémoire tables généalogiques et faits mémorables, et d'en dicter une synthèse à une commission de scribes. Interrompu en 687 par la mort de Temmu, ce travail ne fut repris et achevé qu'en 712, sur ordre de l'impératrice Genmei, après la fondation de Nara (710), première capitale stable de l'Empire. Le rédacteur de ces Notes sur les faits du passé, ou Kojiki, fut Ō no Yasumaro. L'ouvrage, destiné à établir la légitimité de droit divin de la dynastie, comprend trois livres : le premier, entièrement mythologique, contient une cosmogonie suivie de généalogies divines qui, en passant par Amaterasu-ō-mi-kami, la « Grande Divinité qui illumine le Ciel », font descendre les souverains en droite ligne des créateurs de l'Univers ; le deuxième et le troisième se présentent comme une chronique des règnes, depuis Jimmu-tennō, le fondateur humain de la lignée, jusqu'à Suiko-tennō. Tel qu'il est, le Kojiki intéresse davantage l'ethnologue que l'historien ; il est en outre le document essentiel du shintō.

Mais le Kojiki est aussi le plus ancien texte écrit en langue japonaise : destiné à affirmer les traditions nationales, face à la culture chinoise et au bouddhisme, il s'attache à les rapporter dans leur forme originale. Divers procédés furent utilisés pour transcrire au moyen des idéogrammes chinois les sons et les sémantèmes japonais, notamment l'utilisation phonétique de certains caractères, abstraction faite de leur signification.

Il n'en est que plus surprenant, au premier abord, que l'on ait éprouvé le besoin, à peine le Kojiki achevé, de demander au même Ō no Yasumaro de faire rédiger par une commission placée sous le contrôle du prince Toneri, troisième fils de l'empereur Temmu, une seconde version des traditions nationales, détaillée et écrite en chinois. Ce fut la Chronique du Japon, ou Nihon Shoki, terminée en 720, et qui comporte trente livres. Les deux premiers seuls traitent de l'histoire mythique, les autres sont consacrés aux « empereurs humains », à raison, en principe, d'un livre par règne, sur le modèle des chroniques dynastiques chinoises.

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Ce dernier trait révèle le but de l'opération : le viiie siècle sera en effet marqué par des échanges diplomatiques, culturels, religieux et commerciaux particulièrement intenses avec le puissant empire Tang. Or, les empereurs chinois avaient tendance à traiter leurs voisins en tributaires ; il s'agissait donc de faire admettre aux Chinois, dût-on pour cela prendre quelque liberté avec la vérité historique, la haute antiquité de la dynastie des « empereurs de l'Est », et d'obtenir qu'ils traitent d'égal à égal avec ceux-ci. C'est à dessein, sans aucun doute, que l'on introduit dans la Chronique certaines anecdotes chinoises travesties, afin de donner à l'ensemble un tour confucéen qui n'était pas pour déplaire aux lettrés du continent.

Que les mêmes rédacteurs aient pu, à quelques années de distance, élaborer ce chef-d'œuvre de fausse naïveté et d'authentique poésie qu'est le Kojiki, puis le Nihon shoki, ce monument d'érudition pseudo-chinoise, témoigne du génie politique de l'impératrice Gemmyō, ou plutôt du prince Toneri son principal conseiller, et de son sens aigu des nécessités d'une politique intérieure et extérieure cohérente.

Ce même génie se manifeste encore dans une troisième initiative de la souveraine qui, par décret de 713 ordonna aux gouverneurs des provinces « que, dans les provinces centrales ainsi que dans toutes les provinces des sept circuits, les noms des districts et des localités soient notés en caractères corrects ; que soient enregistrés, dans chaque district, argent, cuivre, herbes, arbres, oiseaux, quadrupèdes, poissons, bestioles de toute nature, avec leur description précise, et encore la nature du sol et l'origine des noms des mondes et des fleuves, des vallées et des champs, et enfin les vieilles traditions conservées par les Anciens ».

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En somme, tout en affirmant la légitimité du pouvoir et sa mission unificatrice dans les îles du Soleil levant, on se disposait à faire un inventaire exhaustif du domaine impérial et de ses ressources au moyen de ces Fudoki(Notes sur les coutumes et les terres). Cette fois cependant, il dut y avoir des résistances à la centralisation administrative et fiscale qu'annonçait une telle entreprise. De nombreuses provinces semblent, en effet, être restées sourdes aux rappels qui se succédèrent jusqu'en 925. Toujours est-il qu'outre des fragments de Fudoki de trente-six provinces rapportés dans des documents postérieurs, cinq seulement nous sont parvenus à peu près complets : Hitachi et Harima (vers 715), Izumo (733), Bizen et Bungo (vers 740-750). Leur valeur documentaire est du reste très inégale, certains, écrits en chinois, ne faisant parfois que démarquer des modèles continentaux.

Outre ces recueils officiels, il convient de mentionner encore deux séries de textes plus anciens dans l'ensemble, quoique recueillis dans des documents postérieurs. Les vingt-sept norito, textes rituels psalmodiés à l'occasion des cérémonies du shintō, sont contenus dans l'Engishiki (Cérémonial de l'ère Engi) de 927, mais représentent un état archaïque de la langue, antérieur au Kojiki. Le ShokuNihongi, suite au Nihon shoki (début du ixe s.), de son côté, bien que rédigé en chinois, rapporte dans leur version japonaise soixante-deux semmyō, rescrits que les empereurs adressaient à leurs sujets aux grandes occasions de leur règne.

Tous les textes que l'on vient de citer sont des documents officiels dont les prétentions littéraires, si tant est qu'il y en ait, sont purement formelles. Il en va tout autrement avec le Man shū, la plus ancienne et la plus importante des anthologies poétiques du Japon. Quatre mille cinq cents poèmes répartis en vingt livres, réunis vers 760 et représentant l'essentiel de la production des viie et viiie siècles, permettent de saisir dans son ingénuité l'esprit poétique du Yamato. Tous reposent sur un principe métrique très simple, qui ne sera remis en cause qu'au xixe siècle, à savoir l'alternance ou la succession d'éléments de cinq et sept syllabes. Le Man shū contient : deux cent soixante chōka, « poèmes longs », formés par une succession de groupes 5-7, 5-7, etc., invariablement terminée par un verset 5-7-7 ; soixante-deux sedōka, faits de deux couplets de formule 5-7-7 ; et, surtout, plus de quatre mille tanka, ou « poèmes courts ». Le tanka, constitué par deux couplets 5-7-5 et 7-7, deviendra très vite le waka, le « poème japonais » par excellence, tandis que les autres formes n'apparaîtront plus que sporadiquement, pour disparaître totalement après le xe siècle.

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Les gens de cour et les érudits, de leur côté, cultivent le kanshi, le « poème chinois » à la manière des poètes du continent. Le Kaifūsō, recueil de cent vingt kanshi attribués à soixante-quatre auteurs et daté de 750, en donne un bon aperçu.

En chinois aussi écrivent les moines, tel celui qui composa le Nihon ryōiki (daté de 822), Chronique des événements étranges et surnaturels survenus au Japon, premier d'une longue série de recueils de contes édifiants bouddhiques.

La formation des genres littéraires (IXe et Xe s.)

En 794, la cour abandonne Nara pour Heian-kyō, « cité de la Paix », l'actuel Kyōto, qui restera la capitale jusqu'en 1868. C'est le commencement de l'époque dite de Heian, qui s'achèvera avec la conquête du pouvoir par les Minamoto, fondateurs en 1185 du gouvernement militaire des shōgun, ou chefs de guerre.

La culture de Heian, dont l'apogée se situe aux environs de l'an mille, verra se créer, puis s'épanouir, une littérature essentiellement aristocratique portée au suprême degré de perfection formelle, souvent imitée et rarement dépassée par la suite.

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Dans un premier temps, les genres littéraires se diversifient et s'affirment, des œuvres exemplaires apparaissent qui s'éloignent de plus en plus des modèles chinois. La poésie ouvre la voie en systématisant les schémas offerts par le Man shū. Dès 905, une commission présidée par le poète Ki no Tsurayuki compile, sur ordre impérial, le Kokin waka shū, Recueil de poèmes japonais de jadis et naguère, premier des vingt et un recueils officiels qui se succédèrent au fil des siècles. Trois innovations marquent cette anthologie : les poèmes, au nombre de mille cent onze dont seulement cinq chōka et quatre sedōka, sont classés par thèmes en vingt livres, répartition que respecteront tous les recueils postérieurs ; Tsurayuki place en tête une préface qui est le premier « Art poétique » du waka ; les poèmes sont précédés de courts préambules explicatifs, rédigés en japonais et non plus en chinois comme dans le Man shū.

Certains de ces préambules sont déjà de petits récits en prose, dont le waka qu'ils introduisent constitue la chute. Ce procédé sera développé systématiquement dans les Contes d'Ise (Ise monogatari), recueil composé de cent vingt-cinq récits, prétexte chacun à un ou plusieurs poèmes. Ce sont des anecdotes relatives pour la plupart au poète Ariwara Narihira (824-880), héros d'innombrables aventures amoureuses, ou plus probablement des historiettes anonymes cristallisées autour de ce personnage. L'élégante simplicité du style, la naïve rouerie de certains récits leur confèrent un charme certain, qui explique le prestige et l'influence qu'ils n'ont cessé d'exercer sur la littérature japonaise jusqu'à nos jours. Sur le même modèle sont construits les Contes du Yamato (Yamato monogatari), mais l'anecdote y prend une importance croissante et tend vers une forme de récits dont le waka n'est plus qu'un ornement et non plus le prétexte.

Un procédé analogue caractérise les nikki, « notes au jour le jour », récits de voyage ou journaux intimes poétiques, eux aussi émaillés de waka dans lesquels se cristallise un moment d'émotion. Certains contes de l'Ise monogatari, notamment le récit du voyage de Narihira dans les marches de l'Est, apparaissent déjà comme des fragments de nikki, mais c'est dans le Tosa nikki (935, Journal du voyage de Tosa) de Ki no Tsurayuki que ce genre trouve sa première expression, en même temps que son chef-d'œuvre. Gouverneur de la province de Tosa, le poète y conte les incidents de son voyage de retour vers la capitale. Telle est l'audace de son entreprise – un personnage de son rang se devait de tenir un journal en chinois – qu'il éprouve le besoin d'attribuer son œuvre à une femme anonyme de sa suite.

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Sensiblement contemporain – de la fin du ixe ou du début du xe siècle – semble être enfin le premier des « récits suivis » en prose japonaise, le Taketori monogatari (Conte du coupeur de bambous), amalgame assez habilement réalisé de sept contes autour d'un même personnage central, Kaguya-hime, princesse de la Lune exilée sur la Terre.

L'âge d'or de Heian (950-1100)

Les monogatari

Ce siècle est avant tout celui des grands monogatari, « récits » ou mieux « dits ». Du xe siècle, deux seulement sur une douzaine sont conservés. Le Dit de l'arbre creux (Utsubo monogatari, vers 970) rapporte une histoire longue et compliquée qui fait intervenir un merveilleux de convention, dont la clé est une mélodie magique de koto (cithare horizontale) que des êtres surnaturels avaient enseignée au héros naufragé dans une île lointaine. Le Dit de la cave (Ochikubo monogatari), plus habilement conté et plus sobre, repose sur le thème souvent traité par la suite de Cendrillon et de la méchante belle-mère.

De telles prémices ne laissaient guère prévoir le Dit du Genji (Genji monogatari), l'un des quatre ou cinq chefs-d'œuvre de la littérature romanesque de tous les pays et de tous les temps. Œuvre d'une dame de la cour connue sous le surnom de Murasaki Shikibu, il fut composé dans la première décennie du xie siècle. L'ouvrage, divisé en cinquante-quatre livres, se compose de deux parties de longueur inégale. La première, jusqu'au livre 44, relate les aventures du Genji, fils d'un empereur et d'une favorite ; les dix derniers livres sont consacrés au prince Kaoru, fils du Genji. Les amours des deux héros sont prétexte, au fil du récit, à une longue suite de portraits de femmes, dont la psychologie est analysée avec une précision et une subtilité telles qu'elles gardent une présence fascinante à mille ans de distance, tandis qu'à l'arrière-plan des épisodes, qui jamais ne se répètent s'ils se répondent parfois, revit sous les yeux du lecteur toute une société courtoise ; société oisive et cultivée dans un pays encore fruste, toute à ses jeux raffinés et futiles, à ses intrigues compliquées et vaines, microcosme cependant où toutes les passions humaines apparaissent à fleur de peau, à grand-peine contenues par une étiquette minutieuse et compassée, société qui se veut urbaine et qui, néanmoins, par le truchement d'une poésie convenue mais attentive à la marche des saisons, vit dans une communion étroite avec une nature toute proche qui, par les jardins et les parcs, pénètre jusqu'au cœur de palais que dominent des montagnes restées sauvages et mystérieuses.

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Par sa perfection sans faille, le Genji monogatari s'était d'emblée imposé à l'admiration de tous. Et pendant des siècles, l'unique ambition des écrivains japonais allait être, sinon d'égaler, du moins d'approcher, ne fût-ce que par la forme, ce chef-d'œuvre inimitable : aujourd'hui encore, il semble bien que le plus grand éloge qu'un romancier puisse espérer de la critique est de voir comparer son œuvre au Dit de dame Murasaki. Telle était déjà, sans aucun doute, l'ambition de ses émules des xie et xiie siècles, qui composèrent une longue série de monogatari dont le principal défaut est certes de ne pas résister à une comparaison désormais inéluctable.

Le Sagoromo monogatari (vers 1050), attribué sans preuve à Daini no Sammi, fille de Murasaki, n'est qu'un pastiche assez réussi des aventures du prince Kaoru. L'Histoire du conseiller de Hamamatsu (Hamamatsu chūnagon monogatari, vers 1060) est une suite d'épisodes décousus, dont certains se déroulent dans une Chine imaginaire. Le Yowa no Nezame (vers 1060) conte en cinq livres les amours contrariées de la belle Nezame et d'un conseiller. Plus amusant est le Torikaebaya monogatari : un père, affligé d'un fils efféminé et d'une fille virile, passe son temps à répéter : torikaebaya ! (« si je pouvais les échanger ! ») ; tout finira du reste par rentrer dans l'ordre. Le chef-d'œuvre des monogatari mineurs des premières années du xiie siècle est le Tsutsumichūnagon monogatari (Contes du conseiller de la Digue), recueil de dix contes pétillants de malice, d'humour et d'inventions baroques, dont la plus belle réussite est certainement l'histoire parodique de « la Demoiselle qui aimait les chenilles ».

Les nikki

La littérature intimiste des nikki suit pendant le même temps une évolution curieusement parallèle à celle des monogatari ; mode d'expression essentiellement féminin – car les hommes usent encore de préférence du chinois –, elle atteint également son apogée aux environs de l'an mille.

Des dernières années du xe siècle, deux seulement subsistent : le Takamitsunikki, journal de Fujiwara Takamitsu, commandant de la garde, rédigé en 961 et 962, peu après son entrée en religion ; et, surtout, le Kagerō no nikki (Journal d'une éphémère), le plus beau des journaux poétiques, rédigé de 954 à 974 par une femme, poétesse réputée, désignée dans les anthologies comme « la mère du ministre Michitsuna ».

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Contemporaine de Murasaki, Sei Shōnagon inaugura avec le Makura no sōshi un genre un peu différent, dit zuihitsu, « au fil du pinceau ». Ce n'est plus un journal suivi, mais une suite de quelque trois cents notes sans lien entre elles, jetées sur le papier au hasard des événements et des réflexions. Plus de la moitié de ces notes sont des énumérations ; de celles-ci, les unes (noms de montagnes, de mers, de rivières, de palais, etc.) pourraient être des aide-mémoire pour l'improvisation poétique ; les autres, intitulées : choses agréables, désagréables, ridicules, irritantes ou ennuyeuses, etc., sont des sortes de poèmes en prose, incisifs, amusants, féroces parfois, spirituels toujours. Le reste est fait de récits de choses vues, de courtes scènes prises sur le vif, petites comédies dont les acteurs sont l'empereur, l'impératrice, des ministres, des courtisans, des dames ; douée d'un redoutable esprit d'observation, versée dans les lettres chinoises et japonaises (Murasaki, dans son journal, l'accuse de faire étalage de son érudition), Sei Shōnagon se montre elle-même, ripostant avec une égale présence d'esprit à une pointe de l'empereur ou au madrigal d'un fat. Bref, le Makura no sōshi donne de la cour une image vivante, qui complète heureusement, en le retouchant, le tableau qu'en trace l'histoire du Genji.

Pour avoir moins de brillant, quelques nikki du début du xie siècle n'en méritent pas moins d'être comptés parmi les joyaux de l'âge d'or. C'est tout d'abord le journal de Murasaki Shikiku, des années 1008 à 1010, qui rapporte sans fausse modestie les propos élogieux tenus sur son compte par ses contemporains, à côté de portraits peu flattés de quelques femmes de lettres rivales. De ces dernières est la poétesse Izumi Shikibu, dont le journal se réduit à un épisode très court de sa vie tumultueuse, celui de ses amours avec un prince, fils de l'empereur Reizei, en 1003-1004. Citons enfin, pour son charme discret, le Sarashinanikki, journal d'une provinciale, bonne épouse et bonne mère, qui rêve de la cour en lisant les monogatari.

Les siècles guerriers (1150-1600)

Du roman historique à l'épopée

Absorbée dans ses jeux courtois et ses intrigues de sérail, la cour de Heian perdait peu à peu le contrôle des marches de l'Empire, où se forgeait une nouvelle caste de chefs de guerre, incultes et rudes ; au terme de luttes féroces qui ensanglantèrent la capitale dans le seconde moitié du xiie siècle, ceux-ci fondèrent dans l'Est encore barbare la régence militaire de Kamakura. Pouvoir bientôt contesté du reste par d'autres chefs de guerre provinciaux : le shōgunat des Minamoto (1185-1333) puis celui des Ashikaga (de 1333 à la fin du xvie s.) seront marqués par une suite incessante de guerres féodales qui ne prendront fin qu'à l'avènement des shōgun Tokugawa en 1603.

La nouvelle classe dirigeante, par ses alliances avec l'ancienne aristocratie, accéda bientôt à la culture écrite, mais si elle aussi se passionna pour les jeux poétiques, elle préférait, aux œuvres d'imagination, le récit de faits réels, et singulièrement celui de ses hauts faits.

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Ce goût de l'histoire s'était du reste manifesté dès la seconde moitié de l'époque de Heian sous la forme de recueils d'anecdotes ou de chroniques plus ou moins romancées. L'influence des guerriers se traduira par un déplacement du centre d'intérêt qui aboutira, au xiiie siècle, à la naissance d'une littérature épique.

Les premiers recueils de setsuwa (« contes et légendes ») avaient été des compilations de contes édifiants, écrits en chinois, dont le Nihon ryōiki fut le premier exemple ; en chinois encore était rédigé le Sambōekotoba (Légendes illustrées des trois Trésors), mais il en existe déjà une version « traduite » en japonais.

La transition est marquée par le Konjaku monogatari (fin du xie s.), sorte d'anthologie ou plutôt d'encyclopédie anecdotique du passé de l'Inde, de la Chine et du Japon. Des trente et un livres du recueil, les vingt premiers traitent principalement de thèmes religieux, mais les dix derniers contiennent un grand nombre d'historiettes qui semblent être là uniquement à titre documentaire ou simplement parce qu'elles sont amusantes : biographies de grands personnages, récits d'aventures glorieuses ou cocasses, vies d'artistes, contes fantastiques. Moines et courtisans restent les personnages préférés, mais guerriers et gens du peuple – qu'ignoraient les monogatari romanesques – apparaissent dans de nombreux récits.

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L'Uji shūi monogatari (Supplément aux contes d'Uji) se donne comme une suite du précédent que la tradition attribuait au grand conseiller d'Uji, Minamoto no Takakuni (1004-1077). Compilé vers 1200, il compte cent quatre-vingt-seize contes dont quatre-vingts environ proviennent du Konjaku. D'autres recueils suivront, de conception plus systématique, s'attachant davantage aux faits qu'à l'anecdote. Citons le Kojidan (1215, Propos sur des faits anciens), de Minamoto no Akikane (1160-1215), et surtout le Kokonchōmonshū (1254, Recueil des choses entendues, de jadis et naguère), attribué à Tachibana Narisue, inventaire minutieux de la culture et du mode de vie qui caractérisent la fin de l'époque de Heian.

Parallèlement se développe le genre des récits suivis à la manière des monogatari, à mi-chemin de la chronique et du roman historique. Le plus ancien est l'Eiga monogatari (Dit de magnificence) qui raconte, année par année, deux siècles d'histoire, de 888 à 1092. Mais sur les quarante livres, vingt-huit sont consacrés au gouvernement du seul Fujiwara Michinaga, le Magnifique : l'on y sent le parti pris de faire de l'illustre ministre de l'an mille un émule du Genji, un vivant héros de roman.

Dans un tout autre esprit sont composés les kagami, les « miroirs ». Le Grand Miroir (Ō kagami, vers 1100) est centré lui aussi sur Michinaga, mais l'histoire est rapportée par deux narrateurs fictifs dont les récits se complètent et se compensent, de manière à révéler l'envers du décor. Le Miroir d'aujourd'hui (Imakagami) se donne pour une suite du précédent pour les années 1025 à 1070. D'autres kagami suivront, d'un moindre intérêt littéraire, jusqu'au xive siècle.

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Cependant, les événements de la fin du xiie siècle, et singulièrement la lutte épique qui opposa les clans Taira et Minamoto, inspirèrent au début du xiiie siècle une nouvelle forme de récits historiques qui, bientôt colportés par des diseurs aveugles, donna naissance à de véritables rhapsodies épiques.

De chacune des deux premières de ces « chroniques guerrières » (gunki), le Hōgen monogatari qui relate les faits de la période 1156-1184 et le Heiji monogatari qui couvre les années 1158-1199, il existe deux versions très différentes, l'une littéraire, objective et de composition rigoureuse, l'autre délayée, farcie de digressions qui font parfois appel au merveilleux et d'un ton déjà épique, visiblement remaniée en vue de la récitation.

Ce n'est cependant que la troisième, la Geste des Taira (Heike monogatari), qui mérite réellement le nom d' épopée. Tout porte à croire pourtant qu'elle est dérivée d'un récit analogue aux deux précédents, composé vraisemblablement vers 1220 ; mais, des trois livres primitifs, des interpolations anonymes ont fait le texte actuellement connu en douze livres, dont le manuscrit le plus ancien date des environs de 1310. Élargi à son tour par le même procédé, le Heike monogatari donna naissance à une version beaucoup plus délayée encore, connue sous le titre de Gempeiseisuiki, la Chronique de la grandeur et de la décadence des Minamoto (Gen) et des Taira (Hei), en quarante-huit livres.

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L'influence du Heike monogatari, premier exemple d'une littérature réellement populaire en raison de son mode de diffusion, sera déterminante sur toute la production littéraire des siècles suivants. Mais avant de donner naissance au théâtre et à une forme de littérature romanesque sans rapport avec celle de Heian, il fut dans un premier temps imité dans des récits pseudo-épiques qui connurent un succès presque égal.

C'est d'abord le Taiheiki (Chronique de la grande paix) de la fin du xive siècle, qui relate en quarante livres l'histoire de cinquante années de guerres et de troubles (1318-1367). Par le style, il est plus proche du Seisuiki que du Heike. Bien que d'un intérêt historique discutable, il reste, par la forme du moins, une chronique. Ce n'est plus le cas avec le Gikeiki, la Chronique de Yoshitsune, qui prétend révéler de la vie de ce fameux capitaine des Minamoto ce que le Heike en ignore ; grâce aux aventures pour la plupart inventées que lui prête cet ouvrage, Yoshitsune deviendra le plus populaire des preux du Moyen Âge. Deux obscurs personnages du xiie siècle, les frères Soga, connaîtront une gloire presque égale grâce au Soga monogatari qui conte leur vengeance.

Bientôt, les héros de l'épopée s'animeront pour monter sur la scène d'un théâtre naissant, mais avant que de décrire ce passage de l'épopée au drame, il convient de dire un mot de la postérité littéraire du siècle d'or qui survivait dans l'entourage des empereurs dépossédés du pouvoir.

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Ceux-ci en effet règnent encore sur le monde de la poésie. Une de leurs dernières prérogatives sera d'ordonner la composition des anthologies. C'est ainsi que Go-Toba se fait présenter par Fujiwara Sadaie (ou Teika, 1161-1241), poète et philologue, le Shin kokin[waka]shū (Nouveau Recueil de waka anciens et modernes). Les plus illustres représentants de la poésie de cet âge sont, outre Sadaie et Go-Toba eux-mêmes, le moine Saigyō, dont les poèmes sont rassemblés dans le Sankashū, et Minamotomo no Sanetomo, le troisième shōgun, élève de Sadaie, assassiné en 1219 à vingt-six ans.

Quelques nikki encore méritent d'être retenus, en particulier celui de dame Abutsu-ni, l'Izayoinikki, rédigé en 1280. Le genre voisin des zuihitsu est illustré, à un siècle de distance, par deux poètes de cour entrés en religion. Le Hōjōki (Notes de mon ermitage) de Kamo no Chōmei (1153-1216) décrit les catastrophes qui ont ravagé la ville, puis, contrastant avec ces sombres visions, il chante la vie paisible de sa retraite. Le Tsurezuregusa (Au fil de l'ennui) de Kenkō-hōshi (1283-1350) s'inspire pour la forme du Makura no sōshi, mais pour le fond rappelle étrangement le dessein de Montaigne.

De l'épopée au théâtre

Jusqu'au xive siècle, le Japon n'avait connu que deux types de spectacles : les chorégraphies nobles de la cour, les bugaku, importés de Chine au viiie siècle, et les « divertissements variés », les sangaku, devenus, par la vertu d'une étymologie populaire, les sarugaku, « singeries ». Sous l'influence des bugaku, toutefois, s'étaient formées des sortes de pantomimes dansées populaires et, vers 1350, deux écoles s'en partageaient l'exécution ; ces écoles différaient surtout par le style de leur interprétation : le dengaku no et le sarugaku no . La rivalité qui les opposait les incita à faire preuve d'imagination pour varier le spectacle, et c'est ainsi qu'on en vint à emprunter à l'épopée des anecdotes héroïques qui furent bientôt mimées, tandis qu'un ou plusieurs chanteurs interprétaient un texte dans la manière des récitants du Heike. Quand l'acteur à son tour se mit à chanter son propre rôle, le pas était franchi qui séparait encore ce spectacle d'un véritable théâtre.

Il ne manquait plus à cet art nouveau que des dramaturges. Le shōgun Ashikaga Yoshimitsu (1358-1408), protecteur des arts et des lettres, qui fit de son siècle un Quattrocento japonais, les découvrit en Kan.ami (1333-1384) et en son fils Zeami (1363-1443). Auteurs, acteurs, metteurs en scène, musiciens, chanteurs et danseurs, ces deux hommes firent en quelques années, du populaire sarugaku, le , l'une des formes les plus raffinées de l'art dramatique. Des deux cent quarante pièces du répertoire actuel, la moitié environ – et la meilleure – est due à Zeami. Ce dernier, vers l'an 1400, entreprit de noter, pour l'instruction de ses successeurs, les enseignements de son père enrichis de sa propre expérience. L'ensemble des opuscules qu'il rédigea de la sorte constitue la « tradition secrète » (hiden) du , dont les manuscrits furent retrouvés en 1909 : homme de métier avant tout, Zeami, sans perdre de vue les aspects les plus terre à terre de la technique, s'y livre à une analyse pénétrante de la psychologie de l'acteur et du spectacle, ainsi que des conditions de la communication qui crée l'émotion dramatique.

Vers une littérature populaire (XVIe et XVIIe s.)

Les sōshi

Après les grandes épopées, après ces poèmes d'une rare perfection que sont les livrets de (yōkyoku), vient une longue période d'apparente décomposition de l'art d'écrire. Du xve et du xvie siècle, il ne reste en effet qu'une masse de sōshi (« écrits », par opposition aux anciens monogatari, « dits », faits pour être lus à haute voix), textes généralement très courts, sans grand intérêt littéraire : pastiches maladroits des chefs-d'œuvre de Heian, fragments pseudo-épiques dépourvus de souffle ou contes platement moralisateurs. Connus sous le nom d'o-togi-sōshi, du titre d'un recueil imprimé vers 1720 à Ōsaka, ils n'ont été que récemment tirés de l'oubli et leur étude a montré le rôle extrêmement important qu'ils ont joué en mettant à la portée de la nouvelle classe bourgeoise, alors en voie de formation, une culture littéraire et historique, rudimentaire peut-être, mais qui fut à l'origine du renouveau du xviie siècle.

La frontière qui les sépare des kana-sōshi (« écrits en caractères phonétiques ») est imprécise, mais vers 1620 la mutation est accomplie : la diffusion des kana-sōshi, imprimés dès le départ, leur impose de se plier au goût de lecteurs nombreux, avides d'apprendre, mais peu difficiles. On y trouve donc, outre les adaptations vers 1615 des Fables d'Ésope (Isoho monogatari), des contes drolatiques, mais aussi des descriptions de sites fameux, véritables guides de voyage, agrémentés d'anecdotes relatives aux us et coutumes des provinces.

Du récit épique au jōruri

La tradition du hei-kyoku, récitation à la manière du Heike, s'est maintenue sans interruption jusqu'à nos jours. Rien d'étonnant donc que l'influence des récits épiques se soit manifestée tout au long des siècles. Au xive siècle, elle avait été déterminante pour la mise au point du .

Mais la postérité directe de l'épopée est représentée vers le milieu du xvie siècle par le cycle pseudo-épique des enfances de Yoshitsune et de ses amours avec la demoiselle Jōruri. La plus ancienne version connue en est la Jōrurijūni-dan sōshi (vers 1570), l'Histoire de Jōruri en douze épisodes. Les récitants s'accompagnaient, non plus de l'antique biwa, luth à quatre cordes, mais du shamisen, guitare à trois cordes récemment importées des îles Ryūkyū, aux ressources infiniment plus variées ; le succès de l'œuvre, dû en partie à ce nouvel instrument, fut tel que bientôt le nom de jōruri désigna toute composition destinée à être interprétée de la sorte. Il y eut des moines qui usèrent du procédé pour narrer de pieuses légendes : ce fut le sekkyō-jōruri ou « jōruri pour expliquer la Loi ».

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Des récitants, qui mettaient au point une technique de plus en plus élaborée et qui s'éloignaient de jour en jour de l'antique hei-kyoku, assurèrent au cours du xviie siècle la popularité du jōruri. Les textes, qu'ils composaient généralement eux-mêmes, ne traitaient guère que trois thèmes : récits héroïques, miracles et amours. Littérairement très inférieurs aux grandes épopées, ces « jōruri anciens » (ko-jōruri) s'imposent au public des « trois villes » – Kyōto, Ōsaka et Edo – par leur facture plus directe, moins emphatique, où le dialogue prend une importance croissante. Vers 1630, Menukiya Chōsaburō eut l'idée de faire illustrer ses récits par des marionnettes ; la plupart des récitants l'imitèrent, ce qui les obligea à se fixer dans des salles conçues pour ces spectacles : un nouvel art dramatique était né, le ningyō-jōruri (« jōruri aux poupées »), qui trouvera son dramaturge en Chikamatsu Monzaemon.

Du waka au haiku

La poésie, de son côté, était sortie du cercle étroit de la cour, qui continuait au fil des siècles à cultiver le waka, de plus en plus formaliste et maniéré. Dès la fin du xiie siècle, sous l'impulsion notamment de l'empereur-poète Go-Toba, la mode s'était répandue des « poèmes liés en chaîne » (kusari-renga), qui étaient formés de versets 5-7-5 (hokku) et 7-7 (ageku), issus de la scission du waka et que les concurrents composaient à tour de rôle sur un thème donné par le meneur de jeu. Les versets les mieux venus étaient souvent repris sous forme d'anthologies, dont le modèle sera le Tsukubashū (1356). Le moine Sōgi (1421-1502) définit les règles du genre dans l'Azumamondō (1470).

Mais, parallèlement au renga noble inspiré du waka classique, se développait le « renga libre » (haikai-renga ou haikai), que pratiquèrent bientôt toutes les classes de la société, bourgeois et paysans compris. L'usage de ne conserver de ces « chaînes » que les meilleurs hokku fit que l'on en vint à considérer ces épigrammes impressionnistes de dix-sept syllabes comme un mode d'expression complet en soi, et c'est ainsi que naquit le haikai-hokku ou, par abréviation, haiku. Certains poètes, enfin, en vinrent à user du haiku pour illustrer des textes de prose poétique (haibun) dans lesquels il était serti à la manière du waka dans les écrits de Heian. Parmi les précurseurs, citons les maîtres du célèbre Bashō, Matsunaga Teikoku (1571-1653) et Nishiyama Sōin (1605-1682).

Les « trois grands » et le siècle d'Ōsaka (1650-1750)

Trois écrivains de première grandeur allaient illustrer, dans la seconde moitié du xviie siècle, chacun des trois genres que l'on vient de décrire : Saikaku le romancier, Chikamatsu le dramaturge et Bashō le poète.

Ihara Saikaku (1642 env.-1693) était semble-t-il un riche marchand d'Ōsaka qui avait assidûment pratiqué le haikai et qui, vers la quarantaine, s'était retiré des affaires pour se consacrer aux lettres. Grand voyageur, observateur perspicace, il composa en douze ans seize recueils d'ukiyo-sōshi (« récits du monde éphémère »), qui renouvelaient non seulement la manière des sōshi, mais créaient un nouveau style romanesque sans rapport avec celui des monogatari, en empruntant au haikai son rythme et sa concision. À de rares exceptions près, Saikaku ne traite que des sujets contemporains : récits d'amour et de passion (kōshoku-mono), histoires de guerriers (buke-mono), histoires de marchands (chōnin-mono), recueils de contes de la ville et des provinces à la manière des kana-sōshi, l'ensemble formant une sorte de Comédie humaine de son temps. Pendant plus d'un demi-siècle, la littérature romanesque sera fait d'ukiyo-sōshi à la manière de Saikaku, presque tous publiés et souvent signés par l'éditeur Andō Jishō (1666-1745) à l'enseigne de Hachimonji-ya. Le meilleur écrivain de son « écurie » fut Ejimaya Kiseki (1666-1736), qui s'illustra par une série de « caractères » (katagi). Le dernier auteur d'ukiyo-sōshi fut Ueda Akinari, qui comprit bientôt que le genre était épuisé et qu'il fallait trouver autre chose.

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Chikamatsu Monzaemon (1653-1724) avait d'abord composé quelques dizaines de « jōruri anciens » publiés anonymement. En 1686, Takemoto Gidayū, récitant qui avait renouvelé l'art de la déclamation et fondé un théâtre à Ōsaka en 1684, fit appel à lui ; ce fut le début d'une collaboration qui dura quarante années entre Chikamatsu et les Takemoto – Gidayū d'abord, puis son fils adoptif Masadayū. Jusqu'en 1703, Chikamatsu n'écrivit que des « jōruri historiques », sur des thèmes analogues à ceux des « jōruri anciens », mais le dialogue s'y substitue de plus en plus au récit linéaire ; des passages lyriques, permettant au chanteur de mettre son talent en valeur, sont placés en certains endroits déterminés de la pièce. En 1703, toutefois, le dramaturge franchit une étape décisive dans le sens du réalisme en portant sur la scène un fait divers (sewa) tragique, le double suicide de deux amants. Désormais, « théâtre d'époque » (jidai-mono) et « théâtre d'actualité » (sewa-mono) se partageront la faveur du public. Sur quelque cent cinquante jōruri attribués à Chikamatsu, vingt-quatre sont des sewa-mono. Chikamatsu s'était également intéressé à un théâtre d'acteurs, assez grossier encore, qui plaisait alors au public populaire des trois villes, le kabuki. Il fut l'un des premiers à composer des textes sur des canevas que les acteurs exploitaient à la manière de la commedia dell'arte. Après la mort, en 1709, de son interprète favori, Sakata Tōjūrō, il renonça définitivement au kabuki.

Un seul contemporain de Chikamatsu put rivaliser sérieusement avec lui : Ki no Kaion (1663-1742), qui le pasticha du reste souvent. Le successeur de Chikamatsu au théâtre Takemoto fut Takeda Izumo (1691-1756), qui sut compenser la perte du dramaturge par une transformation spectaculaire de la mise en scène et du jeu des marionnettes. C'est par là que valent surtout les grandes machines pseudo-historiques qu'il composa avec divers collaborateurs. Chikamatsu Hanji (1727-1786) était le fils d'un ami du grand Chikamatsu, dont il avait repris le pseudonyme. On lui doit une cinquantaine de pièces, dont quelques-unes figurent encore au répertoire.

Matsuo Bashō (1644-1694), issu d'une famille de guerriers, libéré de ses obligations féodales à vingt-deux ans par la mort de son maître, vécut en moine du zen sans avoir fait profession au sens strict. En 1681, il se retirait dans un faubourg d'Edo, en son « ermitage au bananier » (Bashō-an) d'où il tira son pseudonyme. Il le quittait parfois pour de longs voyages dont il tenait le journal (kikō) sous forme de haibun émaillés de haiku d'une intensité frémissante. Le modèle du genre est La Sente étroite du Bout-du-Monde (Oku no hosomichi). Des milliers de haiku isolés sont d'autre part recueillis dans diverses anthologies publiées par ses disciples.

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Les disciples de Bashō se comptent par milliers, voire par millions, s'il est vrai que depuis près de trois siècles tout Japonais qui compose un haiku subit son influence. Citons cependant, parmi ses successeurs immédiats, Enomoto Kikaku (1661-1707) qui sait donner à des images de la vie quotidienne un éclairage inattendu, d'une élégance sobre, aux contours précis.

Le siècle d'Edo (1750-1850)

Capitale administrative des shōgun Tokugawa, Edo, la ville nouvelle de l'Est (future Tōkyō, « capitale de l'Est »), était vite devenue un pôle d'attraction qui, dès la fin du xviie siècle, pouvait rivaliser avec Ōsaka, la métropole commerciale. Peu à peu tout le Japon se mettait à la mode d'Edo, et la littérature suivit le mouvement : à quelques exceptions près, tous les écrivains notables de la fin de l'époque des Tokugawa y vécurent.

Ce siècle fut une période d'intense fermentation intellectuelle, qui devait aboutir à l'explosion de Meiji. Les shōgun avaient encouragé l'étude des philosophes chinois et fondé à Edo une école confucéenne où s'étaient distingués des sinologues tels que Hayashi Dōshun (1585-1657), Kaibara Ekken (1630-1714) et surtout Arai Hakuseki (1657-1725). D'autres cependant, dans l'Ouest surtout, s'étaient intéressés aux classiques nationaux – Man shū, Ise monogatari, Genji monogatari, etc. Avec Kada no Azumamaro (1669-1736) et son disciple Kamo no Mabuchi (1697-1769), ces études s'engagèrent dans une voie nouvelle : la recherche du shintō primitif, opposé au bouddhisme et au confucianisme empruntés à l'étranger ; ainsi se constituait la base idéologique du mouvement qui devait aboutir à la restauration du pouvoir impérial et au nationalisme moderne. Cette nouvelle interprétation reposait essentiellement sur la lecture du Kojiki. Motoori Norinaga (1730-1801) en procura une édition critique et un commentaire exhaustif, le Kojiki den, qui fait encore autorité.

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Aussi bon philologue que Motoori, mais s'intéressant davantage à la critique littéraire, fut Ueda Akinari (1734-1809). Mais sa renommée doit plus à un seul recueil de contes qu'à la somme de ses travaux. Dans sa jeunesse, il avait publié quelques ukiyo-sōshi ; cependant l'approche des classiques de Heian lui suggéra un « retour aux sources », dont les Contes de pluie et la lune (Ugetsu monogatari, 1775) devaient être l'expression et le manifeste. Akinari avait cru refaire de l'antique ; en fait, il avait créé d'emblée une nouvelle manière d'écrire, qui est à l'origine d'un genre nouveau, le yomi-hon, qu'allaient illustrer Santō Kyōden (1761-1816), dont les laborieuses et très morales élaborations ne trouvent plus guère de lecteurs, et surtout Bakin (1767-1848).

Ce dernier connut jusque vers 1930 un succès prodigieux, qu'on a peine à comprendre en lisant ses interminables romans de chevalerie, d'un symbolisme extravagant, où l'allégorie alterne avec un merveilleux échevelé. Telle est par exemple Satomi hakken den (1814-1842, Histoire des huit chiens de Satomi), auquel la critique préfère aujourd'hui Yumi harizuki (1814-1821, L'Arc tendu en croissant de lune), où l'on sent, diluée à l'extrême, l'influence d'Akinari.

À côté de cette littérature « sérieuse » prolifère une abondante production d'opuscules populaires, voire vulgaires, oscillant entre le moralisme sournois et la franche pornographie. Les kusa-sōshi, descendance dégénérée des ukiyo-sōshi, classés d'après la couleur de leur couverture en livres jaunes, rouges, noirs ou bleus, gardent encore une certaine tenue. Avec les « livres plaisants » (share-bon), on tombe dans une sous-littérature dont la dérision de parti pris, la parodie débridée, le calembour osé sont les traits les moins méprisables.

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Les « livres drolatiques » (kokkei-bon), simple variante des share-bon à l'origine, connurent une fortune méritée lorsque deux écrivains de race, Ikku et Samba, s'en emparèrent pour créer d'immortels chefs-d'œuvre dans lesquels les contemporains ne virent d'abord que des pitreries.

Jippensha Ikku (1765-1831), bohème incorrigible, avait tâté de tous les métiers avant de s'établir comme feuilletoniste aux gages d'un éditeur. C'est ainsi qu'il publia, en livraisons très irrégulières, échelonnées sur vingt ans (1801-1822), une sorte de roman picaresque, le Tōkai-dōchūhizakurige (Voyage par le Tōkaidō sur le destrier Genou), témoignage irremplaçable sur la vie du petit peuple des provinces au début du xixe siècle.

Shikitei Samba (1775-1822), plus réaliste, sut faire fortune dans la pharmacie. D'une abondante production littéraire, on retiendra deux titres qui suffisent à sa gloire : Ukiyo buro (Aux bains publics) et Ukiyo doko (Chez le barbier), recueils de dialogues à bâtons rompus entre clients de ces deux établissements où toutes les classes, tous les métiers se retrouvent et bavardent ; il n'est pas de meilleur document, ni plus amusant, sur la vie quotidienne de la ville.

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Pour être complet, citons encore les « livres reliés » (-kan), genre illustré par le Genji provincial de la pseudo-Murasaki (Nise-Murasakiinaka-Genji), pastiche assez adroit du Genji monogatari en langue moderne par Ryūtei Tanehiko (1783-1842) ; citons aussi les « livres sentimentaux » (ninjō-bon), en particulier l'Almanach des pruniers (Umekoyomi) de Tamenaga Shunsui (1789-1842).

Au théâtre, le kabuki l'avait de nouveau emporté sur le jōruri après lui avoir emprunté l'essentiel de son répertoire. Il était devenu ce qu'il est encore, un spectacle composite comportant des drames, des danses et des sortes de ballets, éléments qui peuvent se combiner dans la même pièce pour former quelque chose qui tient à la fois du théâtre, de l'opéra et du music-hall. Dans ces conditions, l'on conçoit que la qualité littéraire du livret importe souvent fort peu. Lorsque toutefois les écrivains, vers la fin du xviiie siècle, se détournèrent du jōruri décadent, un répertoire estimable finit par se constituer, avec notamment les œuvres de Tsuruya Namboku (1755-1829) qui rompit avec le jōruri à la manière de Chikamatsu. Kawatake Mokuami (1816-1893), enfin, sera pour le kabuki ce que Chikamatsu avait été pour le jōruri et Zeami pour le  : un créateur de génie. Plusieurs centaines de pièces marquent son passage : drames historiques ou populaires, chorégraphies, adaptations de . Le principal intérêt du théâtre de Mokuami est de nous montrer dans ses drames modernes le Japon ancien en conflit avec les tenants de l'occidentalisation.

Depuis le xviiie siècle, waka et haiku étaient devenus l'une des distractions favorites du peuple japonais. Du haut en bas de l'échelle sociale, il n'est peut-être pas un seul Japonais qui n'ait peu ou prou sacrifié à cette mode. Or, chose curieuse, peu d'époques ont connu moins de poètes authentiques que celle-là.

— René SIEFFERT

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
  • : professeure émérite, université Paris Cité, Langues et civilisation de l’Asie orientale (LCAO), section Japon
  • : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales

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Ōe Kenzaburō - crédits : Cui Hao/ VCG/ Getty Images

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